Birmanie, la dictature du pavot

Francis Christophe

Editions Philippe Picquier,

Arles, 1998*

* Cette version Internet est prise du texte de l'auteur et non du livre rédigé, pour lequel, fourni de photos, annexes etc., voir le texte des éditions Philippe Picquier (collection Reportages).

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SOMMAIRE


PREFACE

DU ROI THEBAW A LA FRENCH-SLORC-CONNECTION

I TRAJECTOIRE BIRMANE

LA MONTEE DE l'OPIUM EN BIRMANIE (I)
LA MONTEE DE L'OPIUM (II): L'ARRIVEE EN FORCE DU SLORC
LA REDDITION-REHABILITATION DE KHUN SA
LE SLORC, REINCARNATION DE LA DICTATURE PRECEDENTE
PARRAINAGES ET RESEAUX
LE PARAVENT DE L'ENGAGEMENT CONSTRUCTIF
LES AMIS DU SLORC
INDE-BIRMANIE: L'HEROINE BOUSCULE LE STATU-QUO
NARCO-REACTION EN CHAINE


II
EXCEPTION FRANCAISE

LA FRANCE EN BIRMANIE (I): LA CHUTE de MANDALAY
LA FRANCE EN BIRMANIE (II): MIRAGE ET TABOU SUR LA DROGUE
DIPLOMATIE PETROLIERETOTAL EN BIRMANIE, L'IMPLANTATION
LE FARDEAU BIRMAN
SUCCES SUR LE TERRAIN, DIFFICULTES MEDIATIQUES
LA FRANCE EN BIRMANIE (III): LES CIRCUITS POLITIQUES ET ECONOMIQUES
UNE FRENCH-SLORC-CONNECTION?


POSTFACE

UN ENGAGEMENT DESTRUCTEUR


BREVE BIBLIOGRAPHIE

 

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PREFACE



DU ROI THEBAW A LA FRENCH-SLORC-CONNECTION

En 1885, la guerre des pagodes , perdue par le roi Thebaw face à l'armée anglo-indienne du général Prendergast conduisit à l'annexion du Royaume de Mandalay. La haute Birmanie était intégrée aux Indes et rattachée à l'empire Britannique.

Dans le déclenchement des hostilités entre les Anglais et le royaume birman, un pays joua le rôle de catalyseur: la France, Déjà présente au Tonkin. D'éventuelles livraisons d'armes modernes à Mandalay via Haiphong, négociées à Paris par un ministre birman, inquiétèrent Londres qui n'était nullement disposé à laisser les français approcher les marches orientales de la British India. Dans la capitale de la haute Birmanie, un ingénieur français entretenait une liaison avec la favorite de la reine Suppayalat, et par son entremise, parvint à passer des accords secrets destinés à supplanter dans le royaume les firmes anglaises qui monopolisaient le commerce du tek et des pierres précieuses. Revenant marié au bras d'une blonde normande d'un séjour en métropole, l'ingénieur français déclencha la tempête. La favorite de la reine, ainsi publiquement bafouée, se vengea: Elle transmit aux anglais les doubles des accords secrets franco-birmans...Ces documents balayérent les dernières réticences du Vice-Roi à Calcutta. Un corps expéditionnaire anglais fut constitué, et sous un pretexte futile, un ultimatum adressé au roi Thebaw. En moins de trois mois Mandalay tombait.

Avec la chute de Mandalay disparut l'influence française en Birmanie... Pendant 105 ans. En 1988, l'avènement de la sanglante dictature qui a elle-même choisi son nom -SLORC- semble avoir ranimé quelques espérances à Paris. celles-ci commencent à prendre tournure au début des années 90, et débouchent en1992 sur la signature du contrat Yadana, qui fait de la compagnie pétrolière TOTAL le chef de file de l'exploitation d'un important gisement de gaz au large des côtes birmanes en mer d'Andaman. La construction d'un gazoduc destiné à livrer le gaz birman au client -la Thailande- fait de TOTAL l'opérateur du plus grand projet jamais réalisé en Birmanie, plus de 1 millard de dollars d'investissements. Le pétrolier français devient ainsi "le principal soutien de la dictature", selon les termes employés par Daw Aung San Suu Kyi, figure charismatique du combat pacifique pour la Démocratie, prix Nobel de la Paix 1991.

Les méthodes employées, les personnages impliqués donnent du retour de la France en Birmanie une image stupéfiante. Pour s'attirer les bonnes grâces des généraux du SLORC, des firmes françaises ont délibérément participé à l'élaboration et à la mise en oeuvre d'un système de blanchiment de l'argent provenant de la vente d'héroïne. Ce dérivé de l'opium, dont la Birmanie est le plus gros producteur mondial, constitue la principale source de devises d'un régime économiquement en faillite. Seul le recours massif au blanchiment de l'argent de la drogue a permis au SLORC de tripler les effectifs de son armée et d'importer de grandes quantités d'armements. Dans ce contexte tourmenté émerge ce qu'il faudra bien appeler la French-SLORC-Connection.


I
TRAJECTOIRE BIRMANE



LA MONTEE de l'OPIUM en BIRMANIE (I)

La Birmanie, limitrophe du premier fournisseur et du premier consommateur d'opium au XIX ème siècle, l'Inde et la Chine, ne pouvait que subir les effets à moyen et long terme de cette proximité géographique. La place de premier producteur/exportateur mondial d'opiacés prise par la Birmanie à la fin du XX ème siècle n'est pas un accident.

Le processus faisant de l'opium le moteur du commerce avec la Chine est bien connu. Le déficit enregistré dans les échanges entre commerçants anglais et leurs fournisseurs chinois (thé, soieries...) prend de l'ampleur au XVIII ème siècle, et motive, en 1757, la prise - à l'empire Moghol déclinant- du Bengale, le "grenier à opium", par Robert Clive, le patron de l'East India Company. Il s'agit de ravir aux Hollandais leur quasi monopole sur la commercialisation de l'opium en Asie et de barrer la route aux velleités françaises dans ce domaine.

En effet, le gouvernement impérial chinois a interdit en 1729 l'importation et la commercialisation de cette substance dans le pays, faisant ainsi monter ses cours au marché noir et maximisant les profits des commerçants -chinois et européens- se lançant dans la contrebande.

Les ventes d'opium indien par les anglais en Chine connaissent une croissance exponentielle, passant de 240 tonnes en 1792 à 360 tonnes en 1817, pour monter à 2400 tonnes vingt ans plus tard, et 2740 tonnes en 1838, représentant alors trente quatre pour cent des revenus de la couronne britannique aux Indes.

Le gouvernement chinois, conscient de l'hémorragie financière provoquée par cette contrebande massive, réagit en détruisant, au printemps 1839 mille quatre cent tonnes d'opium appartenant à des négociants anglais dans le port de Canton. L'occasion pour Londres de déclencher et de gagner la première "guerre de l'opium", qui se termine par le traité de Nankin (1842), très coûteux pour l'Empire du Milieu. Outre une forte indemnité à verser aux armateurs-contrebandiers, la Chine cède à la Grande Bretagne l'île de Hong Kong et doit ouvrir cinq ports au commerce international. La seconde guerre de l'opium, à laquelle sont associés les Français, se termine par le traité de Tien-Tsin (1858) et "légalise" l'importation d'opium en Chine "à des fins médicinales" et ouvre de nouveaux ports au commerce international. Il est toutefois décidé de maintenir à un prix élevé la drogue importée, ce qui stimule les cultures locales de pavot, qui vont bientôt supplanter les importations. Celles-ci ont atteint leur sommet en 1880 avec 6500 tonnes, mais sont, cette année-là rattrapées par la production nationale, qui culmine au début du XXème siècle à 22 000 tonnes. Le déclin des ventes britanniques qui ne représentent plus qu'une petite fraction de la production chinoise, facilite en 1891 le vote par la Chambre des Communes d'une résolution déclarant le commerce de l'opium "immoral", mais pas celui de ses dérivés -morphine et ultérieurement héroïne- produits notamment par l'industrie pharmaceutique britannique.

La culture du pavot s'est profondément enracinée dans de nombreuses provinces chinoises, notamment dans le Sud du pays, au Yunnan, où des minorités ethniques -présentes aussi dans le nord, limitrophe- de la Birmanie, la pratiquaient déjà pour un usage traditionnel.

Au début du XXème siècle, les Etats-Unis -déjà- prennent la tête d'une croisade visant à instaurer une législation internationale prohibant la commercialisation des stupéfiants. Par souci moral autant que par le désir de saper la mainmise britannique sur l'Asie-Pacifique, Le président Théodore Roosevelt propose la tenue en 1909 à Shanghaï d'une conférence internationale sur l'opium. Celle-ci réunit 13 états: Etats-Unis, Chine, Grande-Bretagne, France, Allemagne, Italie , Pays-Bas, Portugal, Autriche-Hongrie, Russie, Siam, Perse et Turquie. Chinois et américains s'opposent aux européens, qui, au nom de leurs intérêts coloniaux, rejettent la prohibition.

Depuis le début du siècle, la Chine, premier consommateur d'opium, est aussi devenue un gros importateur de morphine, essentiellement fournie par l'industrie pharmaceutique anglaise -la matière première est l'opium indien-. Les exportations britanniques sur ce marché atteignent cinq tonnes et demi en 1911 et quinze tonnes en 1915. Les missionnaires protestants contribuent à développer sa consommation, y voyant un moyen de « désintoxiquer » les nombreux opiomanes...(Lors de son introduction-légale- aux Etats-Unis par la firme Bayer, en 1898, l'héroïne était, elle aussi, considérée comme un médicament capable de désintoxiquer les morphinomanes, nombreux aux Etats-unis après la guerre de Sécession et la première guerre mondiale, pendant lesquelles de nombreux blessés avaiet été traités à la morphine).

La première guerre mondiale détourne les pays européens du marché asiatique, ce qui permet au Japon à prendre le relais et en fait rapidement le premier fournisseur du marché chinois. Il se procure la matière première, l'opium, dans ses nouvelles colonies, l'ile de Formose (Taiwan) et la Corée, où il développe les cultures de pavot. Ses approvisionnements «nationaux» demeurant insuffisants, le Japon importe massivement de l'opium turc et devient le premier client de l'opium du Bengale, acheté à Calcutta. Parallèlement, l'empire du Soleil levant, avant la mise en place, en 1928 du bureau de contrôle permanent de la Société des Nations, importe légalement des firmes européennes le produit fini. Ainsi en 1925, année de la convention de Genève sur les stupéfiants, la société pharmaceutique suisse Sandoz vend-elle légalement à un client japonais mille trois cent kilogrammes de morphine.

A partir de 1931, l'état-major japonais voit dans le trafic d'opiacés une arme stratégique destinée à affaiblir la résistance chinoise. Au fur et à mesure de la progression de leurs troupes sur le continent, les japonais ouvrent des laboratoires d'héroïne gérés en collaboration avec les yakuzas (gangs criminels nippons) arrivés dans leurs fourgons. Initialement approvisionnés avec de la morphine base importée de Turquie, ces nouveaux laboratoires se fournissent en opium local, produit en Mandchourie, et dans la province limitrophe de Jehol (annexées par le Japon). La manne représentée par les ventes d'opiacés est recherchée par les trois protagonistes -Japonais, «nationalistes» chinois du général Tchiang Kai Chek et communistes- de la guerre en Chine des années 30 à 1949. Même les forces maoistes seront pendant un temps, 40-41, contraintes de relancer la culture de pavot dans les territoires qu'ils contrôlent, pour éviter un effondrement économique.

La victoire communiste de Mao en 1949 met un terme aux cultures de pavot sur le territoire chinois et s'accompagne d'une vaste et brutale campagne de désintoxication des plus de vingt millions d'opiomanes du pays.

La "nomenklatura" du Kuo Min Tang (KMT) avec à sa tête le "supremo" Tchiang Kai Chek et ce qui parvient à s'échapper de ses troupes s'établit à Formose, pendant que des éléments de la 93 ème division , de la huitième et de la vingt-sixième armée "nationaliste" se replient dans le nord-Est de la Birmanie, un secteur du fameux « Triangle d'or ». Dans cette vaste zone accidentée, boisée, dépourvue d'infrastructure, ces troupes chinoises "nationalistes" ne tardent pas à recevoir de l'assistance américaine et taiwanaise en vue d'une hypothétique reconquête de la nouvelle "Chine populaire". Pour étoffer leurs effectifs, les officiers du KMT procèdent à des recrutements locaux. Cette région, peuplée d'une mosaïque de minorités ethniques pratiquait une culture traditionnelle de pavot. L'arrivée des «envahisseurs» a considérablement stimulé cette activité, car les troupes chinoises s'arrogent le droit de lever l'impôt, qui peut être payé en nature, c'est à dire en opium. Cette pratique se répand d'autant plus que les populations, très pauvres, ne disposent d'aucun autre moyen de paiement.

Dans le même temps, de l'autre côté du Mékong, les rescapés d'autres armées « nationalistes » chinoises déferlent aussi sur l'Indochine « française », où elles sont désarmées par l'armée française, elle-même aux prises avec la guerrilla communiste du Viet-Minh et de son allié laotien, le Patet Lao.

Pour financer des opérations de contre-guerilla et fidéliser la minorité Hmong (méo), le général Salan et les services spéciaux français favorisent et protègent des cultures de pavot, dont la récolte d'opium est acheminée, souvent par avion militaire français, à Saigon, où il est raffiné sous la supervision de «spécialistes» corses, à l'origine de la célèbre «French connection» (1).

La jeune armée birmane -le pays est indépendant depuis un an et demi-déjà aux prises à proximité de Rangoon avec les Karens et les communistes birmans, n'est en mesure ni de désarmer (comme l'armée française s'y emploie au Tonkin) ni de repousser les forces du KMT, qui en profitent pour contrôler progressivement l'Etat Shan, à l'Est de la Salween et même au-delà. Au début des années cinquante, lors de leur déploiement maximum, les forces du KMT tiennent de manière discontinue, les frontières de l'état Shan avec la Chine et la Thailande. (voir carte K1). Afin de ne plus dépendre de parachutages, une base aérienne est construite à Muang Hsat. Début 1952, des vols réguliers sont organisés, acheminant de Taiwan -avec escale technique en Thailande- instructeurs, armes, munitions et médicaments, et emportant au retour des "stagiaires", des blessés (officiers exclusivement) et de l'opium.

Mettant la charrue avant les boeufs, le president Tchiang Kai Chek nomme le général Li Mi commandant en chef des troupes du Kuo Min Tang au Yunnan. Fondés sur des renseignements erronés, et/ou sur des manipulations orchestrées par Pékin, plusieurs tentatives d'infiltration armées en Chine populaire, appuyées par la CIA, censées déboucher sur un soulèvement populaire massif, échouèrent lamentablement et causèrent d'importantes pertes en hommes et matériels dans les rangs des « nationalistes ».

Ne comptant plus reconquérir dans un avenir proche cette vaste province du Sud-Ouest de la Chine, l'état-major KMT en Birmanie s'emploie à renforcer son emprise sur l'Etat Shan et développe une politique d'alliance interethnique afin de contrer le pouvoir central de Rangoon. Les liens entre les troupes chinoises irrégulières occupant l'état Shan et le gouvernement de Taipeh, établis par des documents saisis par les Birmans sur des officiers chinois permettent à Rangoon de porter plainte(2) devant la septième (1952) Assemblée générale de l'Organisation des Nations Unies contre un membre permanent du Conseil de Sécurité ( de 1949 à 1975, le siège -permanent- attribué en 1945 à la Chine au Conseil de Sécurité est occupé par le gouvernement "nationaliste" réfugié à Taiwan).

L'ONU a statué en avril 1953 sur la plainte birmane en demandant le "retrait des forces étrangères" du pays. Il reste à mettre en application la résolution sur le terrain: regrouper, désarmer et évacuer les soldats "étrangers", tâche confiée à une commission militaire quadripartite (Chine "nationaliste", Birmanie, Thailande, Etats-Unis). Entre 6 et 8000 hommes sont rapatriés sur Taiwan entre fin 1953 et début 54.

Toutefois deux groupes de soldats KMT commandés par les généraux Li Wen Huan et Tuan Shi Wen (1400 et 1800 hommes), une fois en Thailande, entrent dans la clandestinité et installent des bases au nord-ouest du pays, à proximité de la frontière birmane. De là sont poursuivies des opérations à l'intérieur de l'état Shan, mais sans plus chercher à approcher et encore moins à franchir la frontière chinoise. Les généraux Li et Tuan se sont reconvertis dans des activités nettement plus rentables: le contrôle des échanges entre le Nord-est de la Birmanie et la Thailande, bois de tek, pierres précieuses, et surtout opium, où ils occupent une position dominante du milieu des années 50 à la fin des années 60. Après la chute de Dien Bien Phu (le 8 mai 1954), les autorités thailandaises et leur protecteur américain, inquiets de la montée en puissance du communisme dans la région, étaient favorables au maintien de ces troupes et ne se montraient guère regardants sur leurs sources de financement, leur étiquette anti-communiste primait sur toute autre considération. Rebabtisées CIF (Chinese Irregular Forces), ces troupes constituaient, aux yeux de Bangkok, un tampon protecteur contre les risques de jonction entre parti communiste birman et thailandais. Sous leur influence, la production d'opium de l'état Shan explose. Elle passe d'environ quarante tonnes par an à l'indépendance de la Birmanie, aux environs de quatre cent tonnes au début des années 1970. Sous la protection directe des généraux Li et Tuan sont montées les premières raffineries d'héroïne avec l'expertise de chimistes de Hong Kong, les réseaux de commercialisation se tissent en étroite collaboration avec les triades de Hong Kong et de Taiwan, l'activité "militaire" des anciennes troupes KMT se résume à la protection des convois de mules acheminant l'opium récolté dans l'intérieur de l'état Shan vers les raffineries situées de part et d'autre de la frontière thailandaise (voir carte K3).

A Rangoon , le régime démocratique du premier ministre U Nu est renversé en 1962 par le chef de l'armée, le général Ne Win, qui met en place une dictature autarcique et institue dans l'état Shan des milices locales - les KKY- censées épauler l'armée birmane dans sa lutte simultanée contre les forces communistes du PCB (Parti Communiste Birman), du KMT et des nationalistes Shan.

Les caisses de l'état birman sont vides, ses nouvelles milices doivent s'autofinancer, et sont naturellement amenées à entrer en concurrence avec les forces tenant la ressource principale de la région. Deux chefs des KKY vont émerger et parviendront, au prix de multiples manoeuvres, combats et retournements, à détrôner les généraux vieillissants du KMT dans le trafic d'opium. Des KKY, finalement dissoutes pour inefficacité en 1972 sont issus deux leaders, Lo Hsing Han et Khun Sa, qui par des itinéraires différents occuperont le devant de la scène mondiale des opiacés pendant le dernier quart de ce siècle. Le tronc commun de leurs débuts se retrouve à la fin de leur carrière: hommes d'affaires à Rangoon en partenariat avec les généraux du SLORC.


NOTES

(1) L'universitaire américain Alfred Mc Coy, a, le premier, porté à la connaissance d'un large public, dans son livre «la politique de l'héroïne en Asie du Sud-Est» les origines de la «french connection». En 1951, l'état-major du corps expéditionnaire français en Indochine se lance dans la guerre anti-subservive et recourt à des supplétifs, recrutés notamment parmi les tribus montagnardes Hmong (méo) pour mener une contre-guerilla contre les communistes vietnamiens. Le haut commandement français ne disposant pas de ressources budgétaires pour financer ces opérations, recourt à l'opium. Les services de renseignement français contrôlent la chaine: le groupement des commandos mixtes aéroportés (GCMA) collecte, moyennant un bon prix, la production des tribus hmong et convoie l'opium brut par avion sur la base militaire du Cap Saint-Jacques (Vung-Tau), près de Saigon, où la marchandise est prise en charge par le SDECE (Service de documentation extérieure et de Contre-espionnage) qui la répartit, moyennant finances, entre d'une part une organisation vietnamienne (les pirates Binh Xuyen, qui écoulent la drogue dans les fumeries locales) et, d'autre part des gangs corses, qui exportent sur Marseille. Se développe ainsi une filière et des chimistes de qualité qui transforment l'opium en héroïne. Après la chute de Dien Bien Phu, en 1954, les organisations corses ne sont plus approvisionnées via l'armée française, mais ne tardent pas à trouver d'aussi fiables fournisseurs. De Marseille ont été mis en place des réseaux pour approvisionner en poudre blanche le grand marché américain; les circuits de ce qui est devenu la « french connection » passent par l'Amérique latine, où s'illustrent de grandes figures du milieu français comme Auguste Ricord, par le Québec où opèrait de 1958 à 1967 Jean Venturi, représentant à Montréal de l'alcoolier Ricard. Des acheminements directs -ports français, port américains sont également utilisés. ce fut notamment le cas pour « l'affaire Delouette», du nom de cet ex-contractuel des services français, arrêté en 1971 lorsqu'il vient récupérer un véhicule à Port Elizabeth (New Jersey). Dans le minibus étaient dissimulés quarante-quatre kilogrammes d'héroïne.

(2) Voir annexe texte de la plainte birmane devant l'Assemblée Générale de l'ONU



LA MONTEE DE L'OPIUM (II): L'ARRIVEE EN FORCE DU SLORC

La violente reprise en main du pays par les militaires birmans au cours de l'été et de l'automne 1988 signifie, pour l'état-major, un changement des priorités de l'armée. L'ennemi principal de la junte (qui s'est baptisée SLORC pour State Law and Order Restoration Council) n'est plus constitué des rébellions -ethniques ou communiste- mais par la population des grands centres urbains, qui ont, un temps, fait vaciller le pouvoir (ce que n'avaient jamais réussi en quarante ans ni les guerillas «ethniques», ni le parti communiste birman (PCB), ni le KMT).

La promotion de jeunes officiers généraux, tel Khin Nyunt, à la tête du renseignement militaire, permet l'élaboration d'une politique nouvelle face au défi -ancien- des rébellions. Bénéféciant d'une conjoncture exceptionnelle -l'implosion du parti communiste birman- à laquelle il a peut-être, via son "ami" Lo Hsing Han, contribué, le général Khin Nyunt parvient en 1989 à un accord de cesser-le-feu avec les Wa. Conséquence lointaine de l'effondrement du bloc socialiste en Europe, pressions chinoises accentuées, usure d'une idéologie, rejet de l'encadrement, toujours est-il que la principale composante des forces du PCB , des soldats de l'ethnie Wa, expulsent la direction birmane du PCB, récupèrent armes, munitions et uniformes et constituent l'UWSA (United Wa State Army). Le cesser-le-feu proposé sans délai par Rangoon leur propose autonomie dans leur territoire, au nord de l'état Shan, adossé à la frontière chinoise, (carte K4) liberté de commerce et de circulation -essentielle pour le trafic, ainsi rendu tacitement licite, de l'opium et ses dérivés- en échange de l'engagement de ne pas soutenir directement ou indirectement les « forces démocratiques ».

Le principal et le plus ancien adversaire militaire du régime s'étant évanoui, il n'est pas difficile d'obtenir des résultats analogues avec les autres guerillas ethniques au Nord du pays. Suivront des accords avec les Shan de la SSA (Shan State Army) les Palaungs, les Pa O et pour finir, en 1993, les Kachins.

Est en revanche renforcée la pression militaire sur les rébellions Karen, Karenni et Môns, qui présentent aux yeux du SLORC un double caractéristique « négative »: D'une part ces mouvements ont accueilli le plus grand nombre d'étudiants et de militants démocratiques en fuite après la sanglante répression de 1988 et celle , tout aussi féroce, qui suivit le non-respect par la junte des élections "pluralistes" de mai 1990. D'autre part, ces organisations ne jouent aucun rôle dans l'opium, qui n'est ni cultivé, ni raffiné, ni ne transite dans leurs régions.

La nouvelle politique d'acommodement a d'importantes répercussions économiques. Les zones de culture du pavot ne sont plus des champs de bataille, mais des zones de production de la principale source de devise d'une économie exsangue. Le résultat ne se fait pas attendre: en cinq ans, la production triple. Huit cent tonnes d'opium étaient récoltées en Birmanie à l'avènement du SLORC, deux mille cinq cent tonnes y sont produites en 1994. Parallèlement, des unités de l'armée birmane participent à la logistique et interviennent à tous les stades de cette véritable agro-industrie.

D'abord, inciter les paysans à cultiver le pavot. Des officiers spécialisés savent faire comprendre aux villageois qu'une taxe est payable en opium, et que la saisie et l'expulsion des terres menacent les récalcitrants. Certains déplacements de population, imposés par l'armée birmane dans le centre de l'Etat Shan sous le prétexte de priver les rébellions « résiduelles » de toute « symbiose » avec les villageois, ont pour corollaire le développement du pavot. L'accès à leurs rizières traditionnelles étant bloqué, les paysans n'ont pas d'autre choix que de se mettre au pavot.

L'armée birmane « offre » aussi des services très concurrentiels dans le transport par ses camions, de la matière première vers les « raffineries », des installations souvent sommaires de la taille d'une cuisine, nécessitant un matériel simple comme des lessiveuses et autres bassines, et l'acheminement des précurseurs (1) ainsi que dans la protection des convois et des installations de raffinage. L'acheminement du produit fini, l'héroîne N° 4, la «poudre blanche» injectable se déroule sans risque ainsi que l'attestent plusieurs témoignages (2), soit dans des véhicules militaires, soit avec des laisser-passer revêtus de la signature du chef du renseignement militaire, le général Khin Nyunt.


NOTES

(1) dans le processus de transformation de l'opium en héroïne, un acide , l'anhydride acétique, est indispensable. Les disponibilités en «précurseurs» sont en Birmanie, où la matière première -l'opium- abonde, la clé du succès dans l'industrie des narcotiques opiacés. Cet acide est importé, l'industrie chimique birmane, embryonnaire, n'en produit pas. D'où l'importance de la logistique, qui explique qu'avant l'implication massive de l'armée birmane dans la narco-industrie, les « raffineries » d'héroïne s'implantaient à proximité des frontières thailandaise et chinoise. Depuis, avec les facilites du transport militaire, les contraintes géographiques ont disparu et des installations de raffinage plus conséquentes ont été implantées en ville, notamment à Mandalay.

(2) Dans une interview réalisée en décembre 1996 à Moreh, une localité indienne à la frontière birmane, un ex-dealer d'héroîne (il affirme avoir cessé cette activité en 1994) a fait part aux enquêteurs de SAIN (South East Asia Information Network) de son experience en la matière: « Un officier du renseignement militaire birman, nommé XX, jouait un rôle important dans la distribution de l'héroïne à Tamu (la ville frontière birmane, d'ou partent une partie des exportations d'héroine vers l'Inde) il sélectionnait et approvisionnait les différents réseaux de passeurs, et veillait au partage des bénéfices ». « Tout lot d'héroïne supérieur à cinq kilogrammes était toujours acheminé par l'armée, ce qui fait d'elle le principal transporteur de drogue vers la frontière indienne, pratiquement rien ne se fait sans elle. A l'époque (de l'activité du dealer, en 1993) un kg d'héroïne pure obtenu de l'armée birmane valait cent mille roupies indiennes (environ trente mille francs)»



LA REDDITION-REHABILITATION DE KHUN SA

L'entrée sans tirer un coup de feu des troupes birmanes dans Ho Mong, la "capitale" de Khun Sa, le premier janvier 1996 constitue une exceptionnelle manifestation publique de connivence entre la junte au pouvoir à Rangoon et celui qui faisait encore figure à Rangoon fin 1995 de principal trafiquant d'héroïne.

En quelques jours, des milliers d'homme, le noyau de la Mong Tai Army, que Khun Sa présentait fièrement à ses hôtes étrangers comme le fer de lance du nationalisme Shan, remettent leurs armes aux soldats de Rangoon, pendant que leur chef, qui avait en 1993 solennellement proclamé l'indépendance de l'état Shan, trinque joyeusement avec les généraux birmans devant les cameras de la télévision nationale.

Dans les jours qui suivirent ce triomphe de la "narco-diplomatie" du SLORC, la propagande du régime dans son style inimitable se targue de désormais "faire s'épanouir la paix là où seul fleurissait le pavot à opium" et tient pour acquise l'extinction de la production et de l'exportation de l'héroïne dont Khun Sa était censé détenir le monopole (1)

Des cérémonies publiques en présence de généraux du SLORC sont organisées dans plusieurs villes pour fêter le retour de l'enfant prodigue, encensé par les medias -officiels- sous l'appellation de "leader de minorité nationale revenu dans le cadre légal", vocable déjà utilisé pour d'autres chefs de minorité ethnique ralliés à la junte. Quel contraste frappant avec la fin brutale de pablo Escobar, abattu trois ans auparavant par les forces spéciales colombiennes assistées par les sevices anti-drogues américains...

Dès le 5 janvier, une voix discordante se fait entendre: de Bangkok, le Sous-Secrétaire d'Etat Américain pour l'Asie orientale et le Pacifique, M. Winston Lord, fait savoir que la non-extradition de Khun Sa aux Etats-Unis constituerait un "échec majeur dans la lutte contre le trafic des stupéfiants". Rangoon se montre catégorique sur un point: la Birmanie ne saurait aller à l'encontre de ses lois en extradant un de ses ressortissants. Le flou subsiste en revanche sur le sort que le SLORC entend réserver à l'ex-chef de la Mon Tai Army; selon les porte-paroles, (ambassade birmane à Bangkok, ou chargé de communication du SLORC à Rangoon) cela peut aller du procès public à l'assignation à résidence en différents lieux, avec ou sans garde rapprochée.

Un journal de Bangkok, Asia Times, fait état à ce propos du "talisman" de Khun Sa, présenté de manière simpliste comme une liste de benéficiaires, birmans, asiatiques, européens et américains des largesses du "roi de l'opium", qui constituerait une solide assurance contre tout risque d'extradition, d'"accident" ou de mauvais traitement...

Tout indique en effet qu'au cours de longues négociations secrètes entre la junte et des proches de Khun Sa, le scénario a été soigné dans ses moindres détails. L'effet de surprise dans l'opération reddition était visiblement la clé de son succès et a joué à plein contre les principaux lieutenants du "roi de l'opium" et contre les Etats-Unis.

Le choix de la date -le jour de l'an- ne doit rien au hasard et tout au souhait de ses promoteurs birmans d'échapper à la curiosité -et aux éventuelles interférences- américaines. Car, si le nouvel an "occidental" n'a pas de signification particulière en Birmanie, il garantit toutefois une moindre acuité des réseaux de surveillance américains. En période normale, les mouvements de troupes, de camions, d'hélicoptères autour de la Salween auraient été détectés et analysés "en temps réel" , ce qui aurait pu provoquer une réaction de Washington, dont les objectifs sont loin d'être identiques à ceux poursuivis par Rangoon. (Un tribunal de New York a lancé en 1993 un mandat d'arrêt international contre Khun Sa pour l'importation aux Etats-Unis de plusieurs centaines de kilos d'héroïne)

Des informations diffusées prématurément auraient par exemple fait capoter l'entrée pacifique de l'armée birmane dans les bases de l'armée shan, et compromis la récupération de l'armement. La quasi-totalité des subordonnés de Khun Sa n'avait pas été mis dans la confidence, leurs réflexes nationalistes shan leur auraient interdit de souscrire à ce qui reste pour eux une trahison flagrante de leurs idéaux.

Depuis l'installation -en 1985- de son quartier général à Ho Mong, dans le Sud de l'Etat Shan, entre la Salween et la frontière thailandaise, Khun Sa avait patiemment sculpté son image de leader nationaliste combattant pour l'indépendance d'un peuple excédé par la domination birmane et les différents abus qui l'accompagnent. Il s'efforçait ainsi de faire passer à l'arrière plan son implication dans le trafic d'héroîne. D'un petit village de paillotes, Khun Sa avait fait une ville, qui, au faîte de sa puissance, dans les années 92-93, était peuplée de cinq mille civils, avec des écoles, un hopital, des dispensaires. Un marché central regroupe des dizaines de boutiques et trois restaurants. L'électricité, produite par un groupe electrogène est fournie chaque soir pendant plus de deux heures. Un parc automobile assure la desserte entre Ho Mong et la frontière thailandaise par des pistes carrossables percées et entretenues par l'organisation de Khun Sa.

A ces installations s'ajoutaient les camps d'entrainement militaire formant deux mille recrues par an, les baraquements de la garnison, une résidence pour VIP, une maison des hôtes et même un centre de réhabilitation pour drogués. Cette prospérité ne reposait d'ailleurs pas entièrement sur la drogue, puisque les compagnies forestières thailandaises versaient une redevance de cent dollars par tonne de tek extrait dans la zone sous son contrôle et les taxes douanières sur toutes les marchandises en transit rapportaient des montants non négligeables.

Dans sa "capitale" de l'etat shan "libéré", Khun Sa recevait: hommes d'affaires, des représentants de la presse internationale, et même un ancien conseiller en matière de drogues de la Maison Blanche sous la présidence Carter, M. Peter Bourne. Celui-ci était venu, en 1993, faire en quelque sorte amende honorable. Il avait personnellement appuyé, à la fin des années soixante-dix, le don par les Etats-Unis au régime Ne Win d'une douzaine d'hélicoptères censés être utilisés dans la lutte contre la culture de pavot. Ces appareils avaient été totalement détournés de leur mission par l'armée birmane et exclusivement utilisés dans des opérations de contre-guerilla...M. Bourne était venu reconnaitre devant Khun Sa son erreur d'appréciation sur la nature de la dictature de Rangoon, maintenant reconnue comme principale responsable, selon lui, du développement des productions d'opium.

Avait aussi été reçu à Ho Mong, le chef de la Karen National Union (KNU), le "général" Bo Mya. A l'insu des autorités thailandaises, le chef karen avait décidé de rendre visite au leader Shan, pour tenter de renforcer l'alliance des différents mouvements "ethniques" en lutte contre Rangoon et de faire face à des difficultés croissantes, financières, politiques, diplomatiques... rencontrées par la Karen National Union.

Pour tenter de passer inaperçu, le voyage -en territoire thailandais- de la zone karen à la frontière de l'état Shan- s'est déroulé le 5 décembre 1987, date anniversaire du roi de Thailande, un jour de fête pendant lequel les postes de garde de la police des frontières exercent un contrôle d'autant plus relâché que les libations des gardes sont nombreuses. Khun Sa, de son côté, tenait à donner un maximum de publicité à cette rencontre, qui renforçait sa stature de leader nationaliste. Il s'était arrangé pour que deux journalistes français soient présents, avec leurs appareils photos, à l'arrivée de Bo Mya à Ho Mong. La couverture médiatique(3) de cette rencontre contribua finalement à faire capoter le projet commun, qu'un conseiller politique de Khun Sa définissait ainsi: "la réussite de la révolution en Birmanie repose sur le moteur karen et le carburant shan"...L'intégration de Khun Sa dans une alliance anti-Rangoon, dans laquelle il entendait jouer un rôle moteur, ne pouvait que déplaire fortement à de nombreux opposants à la junte, qui estimaient, non sans quelques raisons, qu'avec un tel renfort, le mouvement ne pouvait que s'aliéner de trop rares soutiens exterieurs.

La carrière tourmentée de Khun Sa se poursuit désormais à Rangoon, dans les affaires, sous un nouveau nom, Htet Aung, à la consonnace birmane. Sa trajectoire est un raccouci des vicissitudes traversées par la Birmanie dans la deuxième moitié de ce siècle. Elle offre d'ailleurs un parallèle avec celle de son ancien rival, devenu avant lui homme d'affaires proche du SLORC, Lo Hsin Han.

Tous deux ont commencé leur aventure comme chef de milice locale -les KKY- instituées par Ne Win dans les années soixante pour suppléer l'armée birmane dans les zones, au Nord-Est du pays, où le parti communiste birman progresse. En échange de leurs services, les chefs KKY ont toute liberté pour commercialiser les produits locaux, essentiellement l'opium. Constituant de véritables armées privées, ils se sont affrontés et se sont successivement taillés de solides parts de marché. Tous deux s'efforcent d'ouvrir des pourparlers avec les américains pour leur vendre "bord-frontière" la production d'opium de l'état Shan. Ils séjournent dans les prisons birmanes, l'un bénéficie d'une amnistie, le second, Khun Sa, fait procéder à l'enlèvement de médecins coopérants soviétiques, libérés en échange de sa liberté. Tous deux sont des partenaires en affaires du même Halpin Ho, et par là du milliardaire Robert Kuok.

Leur intégration ostentatoire dans le système économique "légal" de la Birmanie a contraint les Etats-Unis à cesser de nier une évidence: La drogue en Birmanie est l'affaire de l'état, sa principale source de devises, le seul carburant de son économie. Jusqu'en 1996 les responsables de la Drug Enforcement Agency (DEA) soutenaient qu'il s'agissait d' un phénomène concernant pour l'essentiel les minorités ethniques vivant à la périphérie du pays et des officiels subalternes corrompus à leur contact. Le Département d'Etat se bornait, dans ses rapports annuels sur la situation mondiale des narcotiques(2) à considérer que « la Birmanie ne faisait pas de la lutte contre les stupéfiants une priorité, et n'était pas, de ce fait éligible pour une assistance américaine ».

Prenant conscience des dommages causés à son image par la médiatisation internationale de l'omniprésence de la drogue dans le pays, le SLORC a entrepris durant l'année 1997 un vigoureux effort de relations publiques. La presse -officielle- publie fréquemment des compte rendus de destruction de champs de pavot, relate des saisies d'opium et d'héroïne effectuées par la police et dresse à la fin de l'année 1997 un récapitulatif (voir annexe) des « succès » remportés dans la lutte anti-narcotique. Selon les analyses d'agents de la lutte contre le trafic des stupéfiants, les chiffres publiés, même si ils étaient exacts, ne représenteraient qu'entre un et deux pour cent des quantités de drogue produite dans le pays.

Rien ne démontre, poursuivent ces experts, que la lutte anti-drogues soit plus credible qu'au début des années quatre-vingt-dix, lorsque le régime organisait des cérémonies de destruction de drogue, en présence de diplomates étrangers. Des témoins ont depuis rapporté que les bûchers brûlaient une héroïne achetée à certains producteurs, proches de dignitaires du régime, un moyen de lutter contre la surproduction...Quant aux saisies « authentiques », il s'agirait le plus souvent, de se débarrasser de concurrents n'appartenant pas aux réseaux « protégés ».


NOTES

(1) comme le démontrent les estimations de production d'opium pour les années 1996 et 1997, le retour de Khun Sa dans le "cadre légal" tel que le SLORC le définit, n'aura aucune incidence sur les chiffres qui se maintiennent dans la fourchette 2500 - 2700 tonnes d'opium, fournissant un potentiel pour plus de deux cent tonnes d'héroïne par an. Le maintien de la production confirme, s'il en était besoin, que la relève de Khun Sa était assurée avant sa "reddition".

(2) International Narcotic Control Strategy Report des années 94, 95, 96, 97-voir annexe

(3) Voir photo rencontre Khun Sa - Bo Mya, au quartier général de la Mon Tai Army, à Ho Mong, le 5 decembre 1987



LE SLORC, REINCARNATION DE LA DICTATURE PRECEDENTE

Le déroulement des évènements de 1988, l'année où la dictature militaire instaurée en 1962 par Ne Win se réincarna avec une extrême brutalité sous le nom de SLORC, met en lumière les bases sur lesquelles ses chefs militaires, formés à la cruelle école de la guerrilla contre les minorités ethniques, ont assis leur pouvoir.

Aucun des généraux birmans n'a vécu en temps de paix. Seuls les plus âgés, peuvent conserver de leur enfance un vague souvenir de la "paix coloniale" britannique. Pour ces derniers, le fameux groupe des « trente camarades », dont faisait partie le futur général Ne Win, leur initiation à l'art de la guerre s'est faite dans les rangs de l'armée impériale japonaise, celle qui s'est notamment illustrée dans le massacre de dizaines de milliers de civils chinois désarmés à Nankin.... La notion de société civile est totalement étrangère aux chefs militaires birmans, puisque, même durant les gouvernements « démocratiques » du premier ministre U Nu, la guerre civile a toujours sévi dans une ou plusieurs régions du pays, que ce soit contre le parti communiste birman, contre des minorités ethniques, ou contre des troupes du Kuo Min Tang, repliées dans le Nord-Est birman après la victoire de Mao en Chine.

Dans cette armée, la discipline signifie uniquement obéissance aveugle aux ordres du supérieur hiérarchique. Elle caractérise un corps des officiers soigneusement tenu à l'écart d'influences extérieures et parfaitement étranger aux notions de respect le plus élémentaire des droits de l'homme, ou de l'opinion internationale. A Rangoon, comme jadis à la cour des rois birmans, le maintien au pouvoir justifie, per se, à lui seul, tous les massacres de civils désarmés. La fermeture du pays sur lui-même, pratiquée avec zèle pendant un quart de siècle réduit à peu de chose l'impact d'éventuelles protestations ou sanctions internationales. Une donnée, toujours d'actualité dix ans plus tard.

En ce début mars 1988, rien ne paraissait devoir troubler la terne routine instaurée dans la capitale birmane par les vingt-six années de dictature du général Ne Win. Le traumatisme généré par la brutale démonétisation -sans compensation- des coupures de trente-cinq et soixante-quinze Kyats, l'année précédente, avait, en apparence, été surmonté, comme les autres injustices que le régime fait subir à une population marquée par l'absence de toute liberté d'expression et matraquée par les difficultés croissantes de la vie quotidienne.

L'année universitaire touche à sa fin, et comme leurs camarades des autres facultés, les étudiants du prestigieux RIT (Rangoon Institute of Technology) se préparent à leurs examens de fin d'année. Le 12 mars, un samedi soir, un groupe de trois candidats décide de faire une coupure dans ses révisions pour se détendre en allant écouter de la musique dans une "tea shop" , dans la rue en face du campus. Comme il est d'usage dans ce type de modeste établissement -sol en terre battue, parois et support de toiture en bambou, tables et chaises- le client peut venir avec sa cassette et la faire jouer sur le lecteur du patron. Ce soir là est déjà attablé un groupe solidement imbibé d'alcool qui refuse bruyamment toute autre cassette que la sienne.

Après avoir injurié "ces ordures d'intellectuels" l'un des buveurs casse une chaise sur la tête d'un étudiant. Intervention de la police, arrestation des fauteurs de trouble, les buveurs; cette rixe banale pourrait en rester là.

Tout se dégrade le lendemain, lorsque les étudiants apprennent la libération de leurs agresseurs, dont l'un est le fils du président du "conseil populaire local", la base administrative du régime. Des étudiants protestataires se groupent devant les bureaux du conseil populaire où personne ne répond à leurs interpellations. Quelques cailloux volent vers les vitres du bâtiment. Soudainement les étudiants -ils sont entre deux et trois cent- sont encerclés à la fois par des pompiers munis de leurs lances à incendie et par un demi millier de Lon Htein, la redoutable police anti-émeute, armée de matraques et de fusils-mitrailleurs. A peine quelques cailloux volent-ils en direction de la police que celle-ci réplique par des tirs à balle réelle à hauteur d'homme. Entre deux et trois douzaines d'étudiants tombent. Parmi eux, Maung Phone Maw, Vingt-trois ans. Ses amis le ramènent perdant son sang à sa résidence universitaire où il meurt peu après dans les bras d'un de ses professeurs. Exemplaire, cette première victime l'est d'abord comme symbole de brutalités policières sans retenue et sans discernement. Maung Phone Maw était en effet un leader de l'organisation de jeunesse du parti unique BSPP (Burmese Socialist Program party) et un brillant étudiant en chimie.

La réaction des autorités après cet incident ne laisse pas de place à la compassion. Les blessés hospitalisés sont enchainés à leurs lits; une dizaine meurt faute d'intervention chirurgicale, non autorisée pour les prisonniers. Pendant ce temps, la police anti-émeute bouclait le campus du RIT, et le mardi quatorze mars, plus de 600 hommes, police anti-émeute et armée se ruent sur les bâtiments du RIT, en délogent l'ensemble des étudiants à coups de matraques et en arrêtent près de quatre cent, immédiatement entassés à une centaine par panier à salade prévus pour vingt. Encore des dizaines de mort, cette fois par coups et étouffement. D'un seul de ces paniers à salade, seront retirés quarante deux cadavres; le véhicule avait attendu plusieurs heures en plein soleil devant la prison d'Insein, surpeuplée.

Une manifestation de protestation inter-universitaire spontanée réplique le quinze mars à ces dernières brutalités. Le cortège voulant relier un campus à l'autre (la capitale birmane en compte quatre) parcourt quelques centaines de mètres une grande artère de Rangoon longeant le lac Inya et le rejoignent alors des élèves du secondaire en uniforme. Des slogans hostiles au régime de parti unique sont chantés un quart d'heure, jusqu'à la charge des Lon Htein. Une partie des manifestants tente de fuir par le lac, ils y sont attendus, les policiers d'élite les frappent en leur maintenant la tête sous l'eau jusqu'à l'asphyxie; d'autres sont assomés sur place, en pleine avenue. Des dizaines de morts sont repêchés du lac ou ramassés par les services de la voirie. Dans l'heure qui suit, la rue est lavée à grande eau, et toute trace de la sévère répression s'est évanouie. L'aide des riverains, pourtant des privilégiés acquis au régime, contribue à la fuite des plus chanceux. Les jeunes filles ne sont pas épargnées, les témoignages de viols collectifs par les policiers d'étudiantes abondent, notamment les décès de jeunes filles à l'hopital provoqués par des perforations d'utérus.

Telle est à la mi-mars la situation voulue par le régime: toute forme de protestation sera étouffée...Ce qui est bien loin de mettre un terme à la contestation. Dès le dix-huit mars, une manifestation organisée secrètement en centre ville, par les étudiants constitués en réseau informel de résistance, rassemble des dizaines de milliers d'employés, de passants, de membres de la société civile. La répression est toute aussi brutale que lors des précédentes manifs, avec un acharnement particulier contre les musulmans fréquentant massivement les mosquées du quartier ce vendredi. Les universités de province ont tenté d'être présentes, mais souvent leurs délégués ont été interceptés et refoulés par l'armée, qui barrait routes et voies ferrées en amont de la capitale.

Au cours des trois mois suivants, le pouvoir recourt à divers stratagèmes pour détourner le ressentiment populaire. En juin, des heurts inter-communautaires sont artificiellement provoqués en province -par la propagation de -fausses- rumeurs sur le viol de jeune filles bouddhiste par des musulmans. Cela a souvent pour effet de susciter des émeutes anti-régime gagnant de proche en proche et aboutissant à la proclamation de la loi martiale dans de nombreuses villes de la plaine centrale, le grenier à riz du pays.

A la mi-juillet quelques tentatives d'apaisement, comme la reconnaissance de certaines responsabilités policières dans le nombre élevé de victimes lors des manifestations de mars, sont jetées en pature à un public dont l'hostilité envers les gouvernants va en s'amplifiant. Dans des tracts anonymes, les comparaisons peu flatteuses avec le dictateur philippin Marcos, qui vient d'être renversé par un mouvement populaire, sont assorties de questions sur l'enrichissement de Ne Win et sa famille. Pour répondre à ce pourrissement de la situation, un congrès extraordinaire du parti unique, le BSPP est réuni en toute hâte le vingt juillet.

A la tribune le général Ne Win n'a pas de mots assez durs pour condamner un système - la voie birmane vers le socialisme - dont il fut pendant vingt-six ans l'inspirateur et le guide exclusif- et annonce tout à la fois sa démission de la présidence du parti, l'organisation d'un referendum sur le multi-partisme et l'ouverture de l'économie au secteur privé et au partenariat étranger. L'effet de surprise passé, le congrès extraordinaire fait mine d'accepter la démission de son président mais préfère ne pas retenir le projet de referendum et nomme à sa tête le personnage, après Ne Win, le plus détesté de Birmanie, le général Sein Lwin, ancien vice-président, chef direct de la police anti-émeute, surnommé le "boucher de Rangoon", le chef d'orchestre de la répression des derniers mois.

Dans la clandestinité les réseaux d'étudiants préparent activement la riposte. Dans un pays trés marqué par la numérologie et les signes prémonitoires, la date du huit aout quatre-vingt huit (8/8/88) est retenue pour la grève générale et l'organisation de manifestations rassemblant le plus grand nombre possible de citoyens dans la capitale et les grandes villes de province. A partir du trois aout, des tracts appelant à la grève et à manifester pour la démocratie, souvent manuscrits, (le matériel de reprographie est hors de portée des étudiants) sont distribués aux carrefours et dans les rares bus en état de circuler, sans que la police parvienne à stopper le processus. Le quatre, une annonce spéciale de la radio birmane BBS (Burma Broadcasting Service) annonce la proclamation immédiate de la loi martiale. Destinée à intimider une population excédée, cette décision ne fait que renforcer la détermination des futurs manifestants.

Dès huit heure huit, le matin du huit aout, d'innombrables cortèges se forment dans les banlieues et les différents quartiers de la capitale et convergent sur l'hotel de ville, dans le centre. Des cordons d'étudiants séparent les soldats de la foule dans l'intention de parer à tout incident. Des centaines de milliers d'hommes, femmes, jeunes, vieux, d'origine chinoise, indienne, appartenant à toutes les minorités du pays se pressent dans les avenues, derrière des bannières réclamant, en birman et en anglais, la fin du parti unique, le départ du "boucher" Sein Lwin, la démocratie. Cet immense rassemblement n'obeissait pas à une structure de commandement hiérarchisée. Seulement deux mots d'ordre simples avaient été largement diffusés: départ vers le centre ville de tous les cortéges, de tous les quartiers et banlieues de la capitale à huit heure passées de huit minutes précises. Brandir un maximum de portraits du "père de l'indépendance", Aung San, récupérés chez les particuliers et dans les bureaux des administrations.

La même ferveur civique -birmans et "minorités ethniques" mêlés dans un commun rejet de la dictature, s'est emparée des habitants des villes de province. A Moulmein, cent mille moines, étudiants, des gens de toute condition rejoints par des milliers de paysans en chars à boeufs et à pied se rassemblent devant la pagode Kyaiktouk. Dans tout le pays, la population est à l'unisson de la capitale.

A Sagaing, dans le nord, des tueries ont commencé tôt dans la journée du huit aout. Des étudiants étaient en tête d'un cortège se dirigeant vers le commissariat de police pour demander la libération de leurs camarades détenus. Plusieurs milliers de paysans des villages environnants s'étaient joints à la marche pacifique. Soudain, un homme, sans doute un agent provocateur, lance des pierres vers le commissariat. L'ouverture du feu est immédiate, un étudiant se dresse pour appeler au calme, il est instantanément criblé de balles, un moine prend la relève et subit le même sort. Le président du conseil populaire de Sagaing, un ancien lieutenant qui avait gagné ses galons dans la lutte contre le parti communiste, donne l'exemple. Pour galvaniser la troupe, il tire au fusil mitrailleur sur la foule. Un résident anglais, enseignant dans la ville, évalue le carnage, dans une interview au times du 23 septembre, à près de trois cent tués sur le champ, et plus d'une centaine morts des suites de leurs blessures. Deux témoins japonais ont rapporté que les autorités ont jeté de nombreux cadavres dans l'Irrawaddy pour faire disparaitre les preuves du massacre.

Vers cinq heures de l'après-midi, le commandant militaire de Rangoon commence à manifester des signes de nervosité. Le général Myo Nyunt accompagné d'autres officiers apparait sur le parvis de l'hotel de ville, et au haut parleur appelle les manifestants à se disperser, sans quoi les troupes ouvriront le feu. La foule, toujours plus dense, lui répondit: "c'est une manifestation pacifique, soyez disciplinés, pas de provocation".

A vingt-trois heures trente, encore beaucoup de monde dans les rues du centre de Rangoon; des camions bourrés de soldats, suivis d'auto-mitrailleuses sortent des dépôts derrière l'hotel de ville. Spontanément, la foule entonne l'hymne national lorsque l'armée ouvre le feu sur les manifestants, visant délibérément les concentrations de population. Les tirs durent sans discontinuer jusqu'à trois heures du matin. Le lendemain, des manifestations sporadiques ont continué dans et à la périphérie de Rangoon. Dans un quartier populaire, North Okkalapa, les soldats tirent sur tout ce qu'ils voient: marché, tea shop, dans les maisons... Les habitants, aidés par les moines , contre-attaquent avec tout ce qui leur tombe sous la main, barres de fer, pierres, couteaux de cuisine, et parviennent à s'emparer d'une auto-mitrailleuse, incendiée. Des camions emplis de manifestants arrêtés sont vus roulant vers un camp militaire en banlieue; nul ne les reverra.

A l'hopital général de Rangoon, sont déversés pendant deux jours, par camions entiers, des amas de cadavres, parfois nus et le crâne rasé -des moines défroqués par les militaires après leur mort- et de blessés, par balles et bayonettes. A court de de plasma, de médicaments, de compresses, de tout, le personnel soignant, en blouse blanche sort le mercredi 10 aout devant le bâtiment et rejoint la queue des donneurs de sang avec une banderole écrite en lettres de sang: "les médecins, infirmières et les travailleurs de l'hopital demandent aux soldats d'arrêter de tirer". Un camion militaire s'approche et ses occupants ouvrent le feu à l'arme automatique sur le personnel hospitalier. Plusieurs morts et de nombreux blessés parmi les infirmières et des donneurs de sang.

La sanglante répression continue jusqu'au douze aout au soir, lorsque la radio officielle birmane annonce la démission de Sein Lwin de son poste de président du conseil d'état. Une semaine après est annoncé l'"élection" , par les instances du parti unique BSPP du dr Maung Maung, un juriste, co-auteur de la constitution de 1974, dont des millions de personnes à travers tout le pays réclament l'abrogation. Maung Maung est surtout connu pour sa dévotion envers Ne Win. Pour la rumeur populaire, au "boucher" Sein Lwin succède la "marionnette".

Trois jours de nouvelles manifestations -la société civile refuse la nomination de Maung Maung et réclame toujours la fin du parti unique-débouchent sur le redémarrage de la grève générale, suivie dans tout le pays. Le 17 aout, des manifestants du centre de Rangoon sont confortés dans leurs sentiments pro-américains en constatant que le drapeau de l'ambassade des Etats-Unis est en berne, ce qui est immédiatement attribué à une manifestation de compassion à l'égard des victimes tombées en Birmanie depuis le 8 aout. Il n'en est rien, toutes les ambassades américaines sont en deuil ce jour là pour marquer le décès de l'ambassadeur Arnold Raphael, tué dans l'explosion de l'avion du président pakistanais Zia Ul Haq.

Peu de violences, les militaires sont retirés des villes et ne se montrent guère, sauf à Moulmein, capitale de l'état Mon, où les responsables locaux du BSPP ordonnent à la troupe d'ouvrir le feu sur la foule. En réaction, des dizaines de milliers d'habitants prennent d'assaut les domiciles des responsables de ce bain de sang -environ cinquante morts-et la ville échappe complètement au contrôle de l'administration militaire, devenant la première du pays à pratiquer l'autogestion.

Une situation un peu similaire au mai 1968 français s'instaure à travers la Birmanie, où les transports publics, les administrations, les entreprises d'état, (les entreprises privées n'xistent pas), l'ensemble du système, est paralysé. Emergent alors des comités de citoyens qui s'efforcent de prendre en main la gestion du quotidien.

Par une étrange série de coïncidences, une dizaine de milliers de détenus -de droit commun exclusivement- dans dix prisons du pays, dont Insein, celle de Rangoon, sont parvenus à s'évader en même temps. Dans cette remarquable synchronisation est décelée l'empreinte de la sécurité militaire, cherchant à susciter des problèmes de sécurité pour mieux déstabiliser les comités de citoyens.

Dans ce contexte tendu, Mme Aung San Suu Kyi fait sa première apparition publique, le 26 aout, à la pagode Shwe Dagon, le coeur spirituel et historique de Rangoon et du pays, devant plusieurs centaines de milliers de ses compatriotes. Jusqu'à ce jour, elle était seulement connue comme la fille de son père, le héros de l'indépendance Aung San. Son allocution fait d'elle un leader charismatique.

La nuit précédente, un comité de vigiles avait intercepté deux véhicules conduits par des civils, bourrés de tracts fraichement imprimés remplis d'obscénités sur la personne d'Aung San Suu Kyi et son mari britannique Michael Aris. Les convoyeurs appartenaient à la sécurité militaire. Interrogés ils déclarèrent agir sur ordre de la fille de Ne Win, Sanda.

Dans les premiers jours de septembre, une forme de paranoia se développe à Rangoon. Des agents de la sécurité militaire sont soupçonnés d'empoisonner l'eau potable. Une chasse à l'homme s'organise, parfois suivie d'exécutions sommaires. La propagation de rumeurs sur les agissements supposés de tel ou tel responsable du parti unique, sur des instructions données par Ne Win avant sa fuite présumée à l'étranger, alourdissent un climat déjà pesant. Il s'agirait de provoquer des pillages, des incendies et des meurtres, afin de susciter des affrontements entre étudiants et moines d'une part, et population censée demeurer apolitique d'autre part.

Les manifestations quotidiennes réclamant le départ du gouvernement Maung Maung, l'abolition du pari unique BSPP continuent de rassembler quotidiennement dans la capitale plusieurs centaines de milliers de personnes. Des militaires et des policiers de grades subalternes, sans armes, se joignent désormais aux manifestants. Malgrè les difficultés croissantes de ravitaillement, les grévistes restent populaires.

Seul media encore aux mains du régime, la BBS (Burma Broadcasting Service) annonce avec un préavis d'une semaine, que le parti unique tiendra une réunion plénière d'urgence le douze septembre pour discuter de "l'éventuelle mise en place du mutipartisme". Des troupes fraiches font leur entrée dans Rangoon pour garder les points clés et les batiments -parlement, hotel de ville...- où les délégués vont se rassembler. L'armée se charge de leur acheminement de leur circonscription de province sur la capitale. Le congrès extraordinaire du BSPP -le second en quatre mois-s'ouvre avec deux jours d'avance, derrière un rempart de bayonettes. Il est annoncé que des élections générales transparentes et pluralistes seront organisées, mettant un terme au monopole du BSPP. Les trois principaux leaders du mouvement démocratique Aung Gyi, Tin U et Aung San Suu Kyi, répondent par une lettre ouverte commune à Maung Maung, dans laquelle ils suggèrent la mise en place dans les meilleurs délais d'un gouvernement interimaire "acceptable par tous" afin de résoudre la crise et organiser les élections.

Les manifestations dans les rues de Rangoon se poursuivent, les slogans se radicalisent, et des grèves de la faim se multiplient pour obtenir le départ de Maung Maung.

Soudainement, le 18 septembre, à 16 heures, la chaine unique de la BBS interrompt ses programmes et une proclamation est lue à l'antenne: "Afin de mettre un terme à la détérioration générale de la situation dans le pays, et dans l'intérêt de la population, les forces de défense assument l'ensemble du pouvoir avec effet immédiat". Le couvre-feu est instauré. Un Conseil d'Etat pour la Restauration de la Loi et de l'Ordre (SLORC), présidé par le chef d'état-major, le général Saw Maung, a été constitué pour assurer "la paix et la tranquilité" et préparer "des élections démocratiques et pluralistes".

Deux heures aprés sont rendus publics les noms des dix-neuf membres de ce SLORC; y figurent les neufs commandants régionaux de l'armée birmane, ainsi que plusieurs hauts responsables de l'armée de l'air et de la marine; le vice-président est le chef d'état-major adjoint Than Shwe et le secrétaire numero un, le directeur du renseignement militaire (DDSI), Khin Nyunt, promu général de brigade pour l'occasion.

Dans un premier temps après l'annonce, la rue appartient aux manifestants ulcérés qui s'efforcent de dresser des barricades dans toute la ville, étroites ruelles des quartiers populaires comme dans les larges avenues des zones résidentielles, en criant des slogans hostiles "à ce gouvernement de chiens". Dans la nuit l'armée, comme à la parade, infanterie et auto-mitrailleuses, liquident un par un tous les barrages, en commençant par mitrailler systématiquement les bâtiments à proximité des barricades, avant de leur donner l'assaut. Les manifestants blessés ou en fuite sont souvent achevés à coups de bayonnettes. Une stratégie identique est mise en oeuvre simultanément dans les villes de province, avec pour cible prioritaire les "comités de grève" et leurs animateurs.

Le lendemain, une marche de protestation dans le centre de la capitale est noyée dans le sang, des nids de mitrailleuses, placés sur les toits, ouvrent sans sommation un feu croisé sur les manifestants, pour la plupart lycéens. Des tentatives sporadiques de résistance ont lieu , mais la supériorité des militaires en fait des opérations suicides.

Deux jours après le calme était revenu à Rangoon, décrite par les diplomates comme une capitale sous occupation militaire hostile. Le bilan est estimé à plus d'un millier de morts pour la nuit du 18 septembre et la journée du 19, dans la seule capitale.

Quelques milliers de militants démocratiques, d'étudiants activistes veulent se lancer dans la résistance et tentent de fuir la répression qui s'abat sur eux dans les villes et les campagnes. Ils s'efforcent de gagner les frontières du pays, souvent à pied par des chemins détournés, et de rejoindre les rébellions "ethniques". Intoxiqués par les années de propagande du régime de parti unique, ils s'attendent à y trouver des organisations appuyées par l'étranger, donc bien équipées et disposant de stocks de vivres et de munitions permettant de mener une lutte armée efficace. La réalité est toute autre, et les jeunes citadins birmans, accueillis par des rebelles passablement démunis, ne peuvent que partager leurs éprouvantes conditions de vie, dans des zones d'accès difficile, où la malaria fait des ravages. Sans formation militaire, ils ne constituent pas un renfort très utile, toutefois la résistance s'organise tant bien que mal et , pour la première fois, des citadins birmans se trouvent aux côtés des minorités « ethniques » pour combattre un ennemi commun: l'armée birmane.

Une deuxième vague de recrues gagne les « maquis » aux frontières après les élections de mai 1990. Faisant mine de tenir ses engagements, pour apaiser la communauté internationale, et tenter d'obtenir le rétablissement des aides financières internationales, la junte ouvre le processus d'enregistrement des partis politiques en vue des élections législatives pluralistes fixées à mai 1990. Parmi les premiers à déposer leurs statuts: la ligue Nationale pour la démocratie (NLD), Dont Mme Aung San Suu Kyi est secrétaire générale. Une centaine de partis se constituent, beaucoup d'entre eux ont pour objectif théorique de fixer des voix qui ainsi ne se porteraient pas sur la NLD, leur nombre élevé étant censé protéger les chefs militaires contre tout risque d'une victoire de la fille du héros national Aung San. zzzzzzzzzzzzzzzzzzzzzz

Impressionnés par le succès de sa campagne , des foules immenses venant écouter religieusement Aung San Suu Kyi à chacun de ses déplacements, jusque dans les régions reculées du pays, les chefs de la junte arrêtent les principaux leaders de la NLD en juillet 1989, sans pour autant remettre en cause le processus électoral. Seul un parti est privé de son état-major. Au jour du vote, les généraux sont confiants, leur intense propagande contre la NLD, « instrument de l'étranger », la multitude des candidatures « indépendantes » devrait donner une assemblée à leur main. Le scrutin s'est déroulé dans le calme, sans bourrage d'urne Dans son aveuglement, la junte n'avait pas pris en compte l'éventualité d'une victoire de la NLD. Elle est, avec quatre-vingt-deux pour cent des sièges, écrasante.

Après vingt quatre heures de stupeur et de mutisme, les chefs militaires, reniant leurs engagements, annoncent qu'il est exclu de remettre un quelconque pouvoir à l'assemblée nouvellement élue, qui n'a « aucune raison de sièger ». La chasse aux députés et à leurs supporters est ouverte, quant à ceux , dont Mme Aung San Suu Kyi, déjà détenus depuis neuf mois, ils le restent.



PARRAINAGES ET RESEAUX

D'une télévision australienne, démultipliée par sa propagation sur internet, est venue la plus percutante des informations sur l'interconnection d'un conglomérat transnational avec un état et une famille de trafiquants de drogues birmans liés étroitement à la dictature militaire. Cette large diffusion a, en faisant voler en éclat le mythe d'une séparation -en Birmanie- entre affaires licites, auxquelles participeraient états et hommes d'affaires a priori irréprochables, et celles qui ne le sont pas, a déclenché une sorte de réaction en chaine.

Diffusé par la chaine australienne SBS le 12 octobre 1996, le reportage intitulé « Singapore Sling » a mis en lumière un réseau d'investissement en Birmanie mêlant le fonds d'investissement de l'Etat de Singapour GIC (Government Investment Corporation), le tycoon chinois d'origine malaisienne Robert Kuok et la famille de Lo Hsing Han(1), le plus intégré au sein de l'appareil du SLORC des « rois de l'opium » birmans. Cette association s'était concrétisée dans le "Myanmar fund", un fonds lancé par Kuok sur la bourse de Dublin dédié exclusivement aux investissements en Birmanie, avec comme partenaire local la famille Lo, et son Asia World company. Le GIC détient un cinquième des actions.

Face au scandale, les autorités de l'ile-état, connues pour leur hyper-répressivité en matière de drogues -tout détenteur de quelques grammes de stupéfiant est à Singapour condamné à mort et exécuté- affirment que le Myanmar fund n'a financé que des activités parfaitement légales -ce qui n'était nullement contesté par le reportage- et qu'à ses côtés figurent des actionnaires minoritaires parfaitement honorables: une banque suisse, la SBS et la multinationale française Air Liquide notamment. En outre, le gouvernement singapourien accuse l'opposition - le parti démocratique-d'avoir, en donnant de l'echo à ce documentaire, contribué à ternir l'image du pays. Ultérieurement, le gouvernement singapourien exerce des représailles contre l'un des gestionnaires du fonds, accusé d'escroquerie, et parviendra, pour se dédouaner, à impliquer dans sa gestion une banque d'affaires américaine, Goldman Sachs, avant de profiter de la crise financière de la fin 1997 pour faire passer la discrète dissolution du Myanmar fund, décidée en aout.

Ni les autorités singapouriennes, ni les promoteurs de cette opération n'ont apporté d'éclaircissement sur l'origine des fonds de la famille Lo, pas plus qu'ils n'ont expliqué les raisons du traitement de faveur dont bénéficie le manager Stephen Law, (fils de Lo Hsing Han), auquel les Etats-Unis refusent de délivrer un visa pour suspicion de trafic de drogues, alors que fils et père sont accueillis à bras ouverts à Singapour (4).

Le Myanmar fund croisait ses intérêts avec le conglomérat de la famille Lô, l'Asia World company, (import-export, agro-alimentaire, hotellerie de luxe, terminal conteneurs du port de Rangoon...) et détenait des participations dans les deux principaux nouveaux hotels de luxe de Rangoon, le Traders et le Shangri-la, (faisant partie du groupe Kuok) à la veille de l'ouverture de l'année du tourisme en Birmanie...

Parmi les rares hommes d'affaires étrangers ayant joué un rôle important avec leurs propres capitaux dans la Birmanie du SLORC, un personnage sort du lot par le volume et l'impact de son engagement: Robert Kuok. Né en Malaisie en 1923, il bâtit en partant de la petite structure familiale un véritable empire économique, initialement constitué sur l'agro-industrie, sucre, huiles alimentaires, riz, dans son pays d'origine puis il étend ses activités à la région, avec l'Indonésie et la Thailande notamment, avant de devenir un des grands tycoons à Hong Kong, où il prend des positions de poids dans l'immobilier international, l'hotellerie de luxe (la chaine Shangri-la) et les medias avec le groupe considéré comme le plus profitable du monde: le South China Morning Post.

Bien en cours à Pekin, il fait partie des quelques gros investisseurs chinois d'outre-mer actifs dans le pays avant et après Tian An Men. Il a accès direct à tous les décideurs, à tous ceux qui, dans les affaires et la politique, tiennent le haut du pavé en Asie-pacifique et au-delà. Il fait partie de la poignée d'hommes qui peuvent être reçus en tête à tête toutes affaires cessantes aussi bien par le président indonésien Suharto, que par le premier ministre chinois Li Peng, sans oublier son ancien camarde de classe, le « senior minister » de Singapour Lee Kuan Yew et le prmier ministre de son pays natal, le dr Mahathir. Il semble avoir attendu, avant de miser, comme les autres investisseurs en Birmanie, que le SLORC ait annulé les élections et prouvé ainsi sa volonté de se maintenir seul et à tout prix au pouvoir. Son guide dans les méandres de la nomenklatura de Rangoon: Halpin Ho, un chinois d'outre-mer né en Birmanie, qui avait fui le pays pour la Thailande à l'instauration de la dictature xénophobe du général Ne Win. Il fut un temps le directeur du Myanmar fund, représentant l'actionnaire majoritaire, Kerry securities, une propriété de Robert Kuok.

Homme de réseaux, Halpin Ho a construit sa fortune grâce aux connections multiples qu'il a su maintenir et diversifier en Birmanie. Comment sans elles, devenir le joaillier de Bangkok réputé pour ses rubis incomparables? Au cours des années quatre-vingt, pour mieux garantir la qualité de ses approvisionnements, Halpin Ho(3) a monté avec Khun Sa, "roi de l'opium" en quête de diversification le plus actif du moment, une joint venture informelle, dont la première opération fut de sélectionner un étudiant prometteur et de lui payer des études de gemmologie dans une bonne université américaine. Rentré au pays, l'étudiant disposant des équipements modernes, repère les meilleures pierres du marché, avant commercialisation.

Cette relation Hapin Ho - Khun Sa n'est en rien exclusive. Les canaux avec les chefs du SLORC sont creusés et entretenus, notamment par l'entremise d'une vieille connaissance d'avant l'exil, un chinois du Kokang (4), Lo Hsing Han, lui même revenu en grâce à Rangoon avec l'ascension du général Khin Nyunt, un protégé de Ne Win. L'étroitesse des liens unissant la famille Ho à la famille Lo et à celle de Khun Sa a reçu une confirmation mondaine en janvier 1997. Un grand mariage, dont le Bangkok Post s'est fait l'echo, s'est déroulé dans la capitale du royaume. Parmi les invités de marque, dont des membres de la famille Kuok, sont venus spécialement et ensemble de Rangoon, par un chemin détourné, les fils de lo Hsin Han et de Khun Sa. Sans doute par souci de discrétion, pour ne pas causer d'embarras à leurs hôtes, ils ont voyagé sur les lignes intérieures birmanes jusqu'à Tachilek, et ont franchi à pied le pont frontière menant à la ville thailandaise de Mae Sai, d'où ils ont gagné Bangkok, sans emprunter de ligne internationale, et donc sans figurer sur des listing électroniques (5). Information que la presse de Bangkok en langue thaie a complété par le nom du père du marié qui recevait le gratin du néocapitalisme birman: Halpin Ho.

La fraction émergée de l'iceberg des réseaux chinois intéressés aux affaires birmanes soulève quelques interrogations. Selon la majorité des observateurs à la fois des affaires de stupéfiants et des affaires birmanes, la prétendue reddition de Khun Sa au SLORC, rendue publique aux premiers jours de janvier 1996, a été secrètement négociée pendant des mois par le truchement de partenaires chinois du "roi de l'opium" vieillissant. Par ces canaux ont été noués les contacts, finalement directs, ayant abouti à un remake du "retour de l'enfant prodigue" dans la « grande famille birmane » (6). Est-il envisageable de considérer les opérateurs du Myanmar fund comme totalement étrangers à ce triomphe diplomatique? D'autre part cette stratégie de pacification en Birmanie a-t-elle pu être conduite sans l'assentiment de Pékin, que tant de liens unissent à la fois aux généraux du SLORC et aux intermédiaires de cet arrangement? sans négliger le fait que Khun Sa lui-même avait tenu à faire savoir, lors de sa proclamation d'indépendance de l'Etat Shan, en 1991, qu'il en avait informé uniquement l'ambassadeur de Chine à Bangkok...

L'intérêt porté par les autorités chinoises aux affaires de son voisin birman se perd dans l'histoire. Au XIII ème siècle, les armées mongoles de Kubilai Khan ont détruit la capitale, Pagan. L'ambassadeur chinois avait dû subir l'affront de se déchausser pour présenter ses lettres de créance au roi birman (7).

Plus récemment les japonais ont voulu couper la "route de Birmanie", par laquelle les alliés anglo-américains approvisionnaient en armes les "nationalistes" chinois du maréchal Tchiang Kai Chek en guerre contre leur ennemi commun, l'empire du soleil levant. Simultanément, quatre cent kilomètres plus au sud, le fameux épisode du "pont de la rivière Kwai" (la construction par les japonais d'une voie ferrée devant relier Bangkok à Rangoon, avec comme main d'oeuvre des prisonniers de guerre anglo-américains) rappelle que l'Inde, sous domination britannique à l'époque, était vulnérable sur son flanc est, via la Birmanie.

Les vingt-six ans de dictature autarcique et xénophobe, au point que Ne Win avait choisi de quitter le mouvement des non-alignés, avaient pratiquement "gelé" les jeux d'influence traditionnels en Birmanie. Seule la Chine avait franchi un pas décisif au début des années 80, en lâchant le Parti Communiste Birman (PCB), qu'elle soutenait depuis 1949, et s'était ainsi rapprochée du régime de Rangoon. Pour justifier ce retournement, les dirigeants de Pékin, à l'époque l'équipe Deng Xiao Ping, utilisèrent la fidèlité affichée par la direction du PCB à la "bande des quatre", ceux qui furent accusés d'avoir voulu, à sa mort en 1976, accaparer l'héritage idéologique du président Mao.

L'abandon du PCB par Pékin est l'un des facteurs ayant provoque en 1989 une brutale modification du rapport de forces en Birmanie: l'implosion du parti communiste, dont les troupes majoritairement constituées de membres de l'ethnie wa, se sont mutinées, et ont constitué l'armée Wa (United Wa State Army -UWSA).

Bien au fait de la situation dans cette région, conseillé par un fin connaisseur, Lo Hsing Han, le général Khin Nyunt est parvenu rapidement à profiter de cette opportunité et à signer un accord de cesser-le-feu avec l'UWSA. Cela eut pour effet mécanique de donner à l'armée birmane un avantage décisif sur l'ensemble de ses adversaires. En effet, pour Rangoon, la force hostile principale, celle qui mobilisait le plus d'effectifs, vient sans coup ferir d'abandonner quarante années de combat, libérant instantanément tous les moyens en homme et matériels , jusque là employés à la contrer. L'avantage stratégique est tel que la plupart des mouvements de résistance armée seront contraints d'imiter les Wa et d'entrer en pourparlers avec le SLORC. Les plus vulnérables, soumis eux aussi aux pressions chinoises, sont les Kachin, de la Kachin Independance Organisation (KIO) dont les approvisionnements, comme les Wa et le défunt PCB, dépendent, du fait de leur position géographique, du bon vouloir des autorités de Pekin. Adossés à la frontière chinoise, ils n'ont pas d'autre option que d'entrer en pourparler avec Rangoon. Ceux-ci aboutissent à un cesser le feu officialisé en 1994.


NOTES

(1) Lo Hsin Han et sa famille sont à la tête du conglomérat asia world, voir infra. En partenariat avec des intérêts singapouriens, ils ont construit et gérent le seul terminal conteneur du port de Rangoon.

(2) voir à ce propos le faire part de mariages Stephen Law - Cecilia Ng. Il convient de remarquer le fait que l'anglicisation du patronyme du fils de Lo Hsin Han se traduise littéralement par "loi" n'est pas le fait du hasard...

(3) Halpin Ho est (etait? depuis la crise...) aussi un des promoteurs immobiliers les plus en vue de Bangkok. Comme une bonne part des opérateurs sur la scène économique thailandaise, l'origine de ses fonds n'est pas connue (aucune loi n'existe sur la transparence des fonds détenus par des ressortissants du royaume de Thailande).Il est , entre autres, propriétaire du luxueux immeuble, dans le centre des affaires de Bangkok, qui abrite le club des correspondants étrangers.

(4) région au nord de l'etat Shan, traditionnellement habitée par des populations d'origine chinoise. Le coeur historique de la culture du pavot à opium en birmanie. voir cartes K1, K2.

(5) Les Etats-Unis, qui cherchent à obtenir l'extradition de Khun Sa et de plusieurs membres de sa famille, et refusent d'accorder un visa à Stephen law pour "suspicion de trafic de drogue", auraient pu embarrasser les autorités thailandaises en les voyant passer sur la liste des passagers d'un vol international Rangoon Bangkok.

(6) voir supra, la pseudo-reddition de Khun Sa, un succès de la « narco-diplomatie » du SLORC.

(7) cette affaire de l'obligation pour tout ambassadeur de se déchausser en présence du monarque birman empoisonnera les relations extérieures birmanes jusquà la chute de Mandalay, en 1885. En effet, jamais le résident britannique n'a été autorisé par Londres à se déchausser devant le roi birman, ce qui n'a jamais permis à la cérémonie de remise des lettres de créance de se dérouler dans la salle du trône du palais de Mandalay.



LE PARAVENT DE L'ENGAGEMENT CONSTRUCTIF

« L'engagement constructif », formule concoctée par l'ASEAN pour définir une attitude commune face à la Birmanie du SLORC, découle, en théorie, des principes ayant guidé la naissance de l'association régionale en 1967 et de la formulation, par l'Assemblée générale de l'ONU, de la non-intervention, elle-même corollaire du principe de souveraineté. Cette doctrine constituait l'un des piliers de la conférence afro-asiatique de Bandoeng, où fut lancé, en 1955, le mouvement des non-alignés. Dans la pratique, cette formule ouvre grand la porte au "business", et favorise la mise en exploitation rapide des ressources naturelles du pays de la région d'autant mieux doté que la longue dictature autarcique de Ne Win les avait rendues inaccessibles.

Dans les années soixante, peu de régions ont présenté autant de cas de violations -caractérisées ou alléguées par leurs gouvernements- du principe de non-intervention que l'asie du Sud-est post-coloniale.

Pendant cette periode, les dirigeants des Vietnam -Nord et Sud- de l'Indonésie, de la Malaisie, du Cambodge, de Birmanie et de Thailande, se plaignaient d'ingérences étrangères d'une grande diversité. Comme le déclarait un délégué thai lors d'un débat à l'ONU sur la non-ingérence: "l'intimidation verbale, l'infiltration et les activités subversives dirigées et soutenues de l'exterieur" formaient notre lot commun.

Cela n'a pas manqué de marquer les fondations de l'ASEAN, qui appelle les états membres à "assurer leur stabilité et leur sécurité contre toute interference sous quelque forme ou manifestation". Cette déclaration ne s'appliquait pas seulement aux grandes puissances comme les Etats-unis, l'URSS ou la Chine mais aussi aux Etats de la région, qui se devaient de réaffirmer leur volonté de ne pas s'immiscer dans les affaires de leurs voisins.

En termes opérationnels, de cette doctrine découle une double ligne directrice: Les Etats membres s'abstiennent de critiquer le comportement d'un gouvernement envers ses propres populations, et se gardent de commenter d'éventuelles -particulièrement flagrantes en Birmanie-violations des droits de l'homme. En corollaire l'ASEAN se doit de critiquer les états qui s'autorisent à contrevenir aux principes de la non-ingérence. Les membres de l'ASEAN s'interdisent d'accorder des sanctuaires et des facilités sur leur territoire à tout groupe cherchant à déstabiliser un pays voisin et en bonne logique s'épaulent mutuellement, se pretent assistance politique et matérielle pour éradiquer toute activité subversive et déstabilasatrice menée contre un membre.

Ce corpus théorique ne s'est pas appliqué trop difficilement à la Birmanie d'après 1988. Dès l'avènement du SLORC, l'ASEAN s'est singularisée par son refus de rejoindre le choeur des nations critiquant la junte etn'ont en rien limité les courants commerciaux avec ce pays. Contrairement aux européens, à l'Inde et aux Etats-Unis, les pays de l'ASEAN n'ont fait aucun commentaire défavorable lorsque la junte a rejeté les résultats des élections donnant une victoire écrasante à la Ligue Nationale pour la Démocratie de Mme Aung San Suu Kyi.

Un an après, en 1991, un sommet de l'ASEAN prit position contre la suggestion américaine de faire pression sur la junte et définit le terme « engagement constructif » comme l'adaptation au cas birman du principe de non-ingérence. Toutefois, le SLORC ne tarde pas à ébranler l'unité de l'ASEAN par sa politique d'expulsion sur le BenglaDesh des populations musulmanes (les Rohyngas) de la province de l'Arakan (ouest). Ces expulsions, accompagnées d'expropriations, souvent au profit des militaires, prétendent dénier aux musulmans la nationalité birmane, ceux-ci -en Birmanie depuis des générations- étant considérés par Rangoon comme des immigrés clandestins d'origine bengladeshie. Face au tollé, deux pays de l'ASEAN à majorité musulmane -L'indonésie et surtout la Malaisie- se sont trouvés, pour la première fois, dans l'obligation de protester auprès de Rangoon. Alors que le SLORC a procédé, depuis la fin 1996 et en 1997, à une nouvelle vague d'éviction de musulmans vers le Bengladesh, contraignant à l'exil des réfugiés revenus en Arakan sous l'égide de l'ONU, aucune objection n'a été émise, ni par l'Indonésie, ni par la Malaisie à l'admission inconditionnelle du SLORC au sein de l'association régionale en juillet 1997.

S'il est un domaine où la non-ingérence, la non-intervention à l'égard de la Birmanie s'avèrent particulièrement contre-productifs, c'est dans la lutte contre la production et le trafic de stupéfiants. Là où culminent les contradictions de l'ASEAN. Au sein de l'association, deux pays -Singapour et la Malaisie- ont mis en oeuvre une législation d'une extrême rigeur, avec application de la peine capitale pour tout détenteur d'une petite quantité de drogue. La première place mondiale tenue par la Birmanie dans la production d'héroïne, son implication croissante dans le trafic d'amphétamines, les collusions avérées de son appareil militaro-administratif avec les plus grands trafiquants n'ont jamais fait l'objet d'une quelconque évaluation. Mieux encore, depuis la confirmation de la Birmanie au statut de candidat à l'adhésion (à l'ASEAN), en 1996, les services de police spécialisés de la région se font un devoir de partager leurs informations sensibles avec leurs collègues birmans, qui sont hiérarchiquement amenés à les communiquer à certains trafiquants étroitement liés à la haute nomenklatura du SLORC.

De nombreux observateurs expliquent la complaisance des pays membres de l'ASEAN par leur souci de ne pas voir basculer totalement la Birmanie dans l'orbite chinoise. Cette analyse ne prend pas en compte le fait que le rapprochement avec, puis l'adhésion à l'ASEAN, ne diminue ni ne concurrence l'influence de Pékin à Rangoon, ne met pas un frein à la progression des parts de marché prises par les marchandises venues du nord, ne remplace pas l'aide militaire fournie par l'Empire du Milieu, ne ralentit pas les différentes formes d'immigration chinoise dans l'Etat Shan et la région de Mandalay, n'apporte pas d'alternative à l'intégration progressive (du Nord vers le Sud) de l'économie birmane dans une zone Yuan et ne modifiera pas la réalité géographique: l'Irrawady, est une voie d'eau navigable de l'océan indien quasiment jusqu'à la frontière du Yunnan, un cordon ombilical dont Pékin et Kunming (la capitale de la province du Yunnan) ne veulent plus se passer, comme le confirment l'accord de transport passé au printemps 1997 entre les deux pays (1).

Parallèlement, la Chine a obtenu de Rangoon des droits de pêche dans les eaux territoriales birmanes de l'océan indien pour une flotte de deux cent chalutiers sur une durée de trente ans. Jusque là, cette zone de pêche était considérée comme une chasse gardée pour les armateurs thailandais et singapouriens.

Pour la province chinoise enclavée du Yunnan, la carte birmane est une priorité logistique, Géopolitiquement, le littoral birman est pour la Chine l'accès à l'océan indien, une impérieuse nécessité pour cette «grande puissance».


NOTES

(1) Aux termes de cet accord, le tronçon de cent kilomètres de route reliant la ville frontière chinoise de Ruili à la ville birmane de Bhamo, sur l'Irrawaddy sera renforcé ainsi que les installations portuaires de Bhamo. Selon la Far Eastern Economic Review, les ingénieurs chinois ont, fin 1997 pratiquement terminé les travaux sur l'axe ferroviaire puis routier entre Kunming (capitale du Yunnan) et le port fluvial du haut Irrawaddy. En outre un axe routier reliant Minhla , (à 1000 km en aval de Bhamo surl'Irrawaddy) et Kyaukpyu, sur le littoral birman du golfe du Bengale est en cours de percement à travers la chaine de l'Arakan, toujours par des techniciens chinois. Un port en eau profonde doit être creusé à Kyaukpyu. Cet itinéraire, entre Kunming et l'océan indien, qui évite le détour par le détroit de Malacca et le port de Shanghai abrège de plus de 5OOO km le parcours des marchandises entre les zones industrielles chinoises des provinces du Yunnan et du Sechuan (la plus peuplée de Chine) et les marchés européens.

 

LES AMIS DU SLORC

« Deux nations avec une identité commune », en ces termes étonnament chaleureux pour un systéme strictement replié sur lui-même, Le Porte-Parole officieux du SLORC, le quotidien de langue anglaise « New light of Myanmar » célèbre ainsi en 1996 l'amitié avec l'Indonésie. Dirigée depuis plus de trente ans par le général Suharto, ce pays n'a jamais manqué depuis 1988 , de manifester sa sympathie à la dictature de Rangoon et a contribué efficacement à l'intégration de la Birmanie dans l'ASEAN en 1997. Selon plusieurs analyses, le ministère indonésien des affaires étrangères a exercé une sorte de chantage sur certains de ses homologues de l'association régionale réticents à intégrer, en l'état, un régime à la légitimité plus que discutable et aux performances économiques décourageantes. Le ministre indonésien des affaires étrangères aurait ainsi mis dans la balance le poste de secrétaire général de l'ASEAN, promis au ministre philippin des affaires étrangères, pour peu qu'il ne retarde pas l'admission du SLORC.

Les Philippines sont parmi les pays membres de l'ASEAN le plus sensible aux pessions de son opinion publique. Or, à Manille, la presse ne s'est pas privée de souligner que les Philippines, qui s'étaient libérées de la dictature Marcos, ne pouvaient décemment cautionner la junte de Rangoon, en l'admettant sans condition au sein de l'ASEAN, une admission qui, justement était refusée au Cambodge pour sanctionner le « coup d'état » de Hun Sen contre son co-premier ministre Rannaridh(1). Si les responsables indonésiens étaient disposés à se montrer compréhensifs sur le Cambodge -en acceptant l'ajournement de son entrée dans l'ASEAN- aucun report de l'admission de la Birmanie ne serait accepté, car le général Suharto, en se rendant en février 1997 à Rangoon -sa première visite depuis 1974- avait clairement annoncé qu'il pèserait de tout son poids en faveur du SLORC. Ce séjour en Birmanie du chef de l'état indonésien a mis en lumière l'étroitesse des liens unissant les deux régimes. Elle fut aussi l'occasion de la première réapparition publique -depuis 1989- du général Ne Win, qui a d'ailleurs accepté l'invitation à se rendre à Djakarta (2).

Le général Suharto tient à aider le SLORC à diversifier ses partenaires et use de son influence pour accélérer l'admission de la Birmanie dans l'ASEAN, voyant la présence du SLORC dans ce club comme un utile faire-valoir: que seront les exactions reprochées à l'armée indonésienne a Timor oriental , en Irian Jaya, ... en comparaison des atrocités perpétrées par l'armée birmane?

Ce besoin de trouver plus blâmable que soi a été accentué par l'attribution du prix Nobel de la paix 1996 à l'archevêque de Dili mgr Carlos Ximenes Belo et au leader indépendantiste en exil (de Timor oriental) José ramos-Horta.

Un « rééquilibrage » de l'ASEAN en direction de régimes « autoritaire» n'est pas non plus pour déplaire au despote vieillissant de Djakarta, qui ne peut que constater qu'au fil des ans, des régimes fort peu démocratiques, tel celui du président philippin Marcos, ont été balayés.

En outre, de hauts responsables de la junte birmane, dont certains ont effectué des stages dans les institutions militaires indonésiennes, ontmanifesté un vif intérêt pour la doctrine officielle indonésienne du "dwifungsi abri" qui se traduit par "la fonction duale des forces armées". Cela est censé "justifier" le rôle d'officiers d'active dans la politique du pays, par la place éminente que la constitution réserve à l'armée dans la gestion des affaires civiles. En Indonésie, l'armée est à la fois en charge de la défense et l' épine dorsale du Golkar, (le parti au pouvoir depuis le coup d'état de 1965).

Pour le SLORC, l'ambassade de Djakarta est capitale, elle est la plus importante d'Asie du Sud-Est, son titulaire est un proche du général Kin Nyunt, le chef du renseignement militaire; les échanges de visites entre délégations militaires et responsables de la sécurité des deux pays sont nombreuses, et ont toujours évité aux responsables du SLORC de se sentir isolés du côté occidental.

La confiance que témoigne au SLORC le chef de l'état indonésien est encore assise sur les opérations économiques lancées par des membres de safamille en Birmanie.


INVESTISSEMENTS FAMILIAUX

Le premier investisseur indonésien dans ce pays est PT Rante Mario, une filiale du conglomérat Humpuss Group, contrôlé par le plus jeune fils du général Suharto, Hutomo Mandala Putra, surnommé Tommy. En partenariat avec Myanmar Timber a été créé, pour un montant théorique de soixante quinze millions de dollars, une usine de traitement de bois, particulièrement active dans l'exploitation du tek.

Parallèlement, Tommy Suharto est depuis 1993 en affaire, en Indonésie, avec le couple TOTAL-UNOCAL, avec lequel il a signé un contrat pour la fourniture pendant vingt ans de gaz à son usine d'engrais dans l'Est de Bornéo, PT Kaltim Methanol Industry. L'origine du Methanol n'est pas connue, mais, étant donné que la production locale, dans l'ile de Bunyu (Est-Kalimantan), de la compagnie nationale Pertamina est nettement insuffisante, il sera probablement importé.

Tommy Suharto, dès son contrat signé avec le couple pétrolier TOTAL-UNOCAL, s'est lancé dans l'exportation d'explosifs destinés notamment au SLORC. Cette activité est mise en oeuvre par une autre branche du Humpuss group, PT Bina Reksa Perdana, en joint venture avec Oiltech Service Singapore.

Un autre fils Suharto, le second, Bambang Trihatmojo, s'est lui, lancé dans les télécommunications en Birmanie avec une de ses sociétés, PT Elektrindo Nusantara, branche de son conglomérat, le Bimantara Group. Il y est associé à l'un de ses beaux-frères, Indra Rukhmana, le mari de sa soeur ainée Tutut. Bambang est aussi indirectement associé à l'industrie forestière birmane par ses 25 pour cent dans la banque Andromeda (3), qui contrôle un conglomérat indonésien du bois, le Barito Pacific, qui a des intérêts en plus de la Birmanie, au Cambodge, en Papouasie, ainsi qu'au Gabon (4) et au Zaire. D'autres membres de la famille Suharto, qui détiennent de gros intérêts dans ce secteur en Indonésie, s'apprêtaient -avant la crise financière en Asie du Sud-Est- à participer à des cimenteries en Birmanie.

La compagnie pétrolière TOTAL, deuxième opérateur en Indonésie, entretient depuis des décennies d'excellentes relations avec la famille présidentielle. Le chef de l'état aurait lui-même suggéré amicalement à TOTAL de s'intéresser au vaste potentiel gazier de la Birmanie, et aurait proposé de faciliter les contacts avec ses "amis" du SLORC, une invitation qui se serait fait plus pressante après le refus d'opérer dans les conditions imposées par la junte exprimé par une major anglo-saxonne.


NOTES

(1) Le gouvernement indonésien est, avec Paris, co-parrain du processus de réglement démocratique de la crise cambodgienne, et ne pouvait pas laisser passer sans réagir Hun Sen le tailler en pièce.

(2) Le général Ne Win est arrivé le 23 septembre 1997 en Indonésie, son diner avec le général Suharto au palais présidentiel a été largement médiatisé. Aucune sortie de Birmanie du vieux chef birman n'avait été rendue publique depuis plus d'une décennie.

(3) La banque Andromeda fait partie des institutions financières indonésiennes dont la fermeture est incluse dans le plan de redressement financier mis au point par le FMI (Fonds Monétaire International) pour venir en aide à l'économie indonésienne. cette mise en faillite ne se fait pas sans récriminations des actionnaires proches du président indonésien. Le 6 novembre 1997, un des fils du président a intenté une action judiciaire contre le ministre des finances pour maintenir la banque ouverte. "Bambang", le deuxième fils du président, a déclaré que cette fermeture était une attaque contre la famille présidentielle, qui n'avait pu être approuvée par son père. Venu à Djakarta pour "serrer les boulons", le directeur du FMI, M. Camdessus a obtenu le soutien du président Suharto, ce qui a amené Bambang à retirer, le 13 novembre 1997, sa plainte contre le ministère des finances, et à accepter la fermeture de la banque Andromeda

(4) Difficile d'imaginer qu'un groupe de cette importance opérant au Gabon n'ait pas de liens avec les réseaux de la "françafrique"particulièrement actifs dans ce pays.



INDE-BIRMANIE: L'HEROINE BOUSCULE LE STATU-QUO

A la fin octobre 1997, l'héroïne birmane a fait son entrée en force sur la scène politique indienne. L'entrée massive de cette drogue a été la cause du bouclage symbolique, par une "chaine humaine" de la frontière entre les deux pays. En réaction les autorités birmanes ont décidé la fermeture des points de passage entre la Birmanie et l'Inde.

Un parti politique de gauche, le Samata, et son leader, député et ancien ministre fédéral, M. George Fernandes, ont décidé de se saisir de la grave situation qui s'est développée dans le Nord-Est de l'Inde, depuis que la dictature en place à Rangoon a favorisé l'ouverture de nouvelles routes d'exportations de l'héroïne.

Evoquée dans les medias spécialisés (1) dès la fin 1992, l'apparition de la voie indienne d'exportation de l'héroïne birmane a provoqué une explosion de la toxicomanie et une épidémie sans précédent de Sida au sein de la population du Nord-Est indien, Particulièrement touchée, la jeunesse vivant dans les états du Manipur, du Mizoram et du Nagaland. Des tentatives de captation des profits tirés du transit de la drogue ont en outre donné lieu à des affrontements sanglants entre Nagas et Kukis, deux groupes ethniques rivaux, en rébellion récurrente depuis des décennies contre le pouvoir central.

Des analyses publiées au début des années 90, que rien n'est venu démentir, suggèrent que des pressions exercées par la Chine sur le SLORC ne sont pas étrangères à la matérialisation de ce " quatrième côté du triangle d'or ". Les autorités de Pékin (2), excédées de voir leur territoire transformé en voie de transit pour des quantités toujours croissantes d'héroïne birmane semblent avoir mené plusieurs démarches pressantes en Birmanie ayant amené la junte de Rangoon à user de son influence auprès des grands opérateurs pour qu'ils réorientent une bonne part de leurs exportations vers l'ouest.

L'irritation chinoise était d'autant plus motivée qu'à Pékin, on ne peut ignorer l'étroitesse des liens unissant exportateurs d'héroïne et hauts responsables de la junte birmane.

Dans les zones de culture de pavot proches de la frontière chinoise a été observée début 1992 une véritable inversion du trafic: des véhicules chargés d'opium brut , au lieu de monter vers le Nord (la Chine), descendaient vers le sud, Mandalay et la plaine centrale, et de là, les cargaisons gagnaient par bateau et camion un cordon d' emplacements sous protection militaire birmane installés le long de la rivière Chindwin, au nord-ouest du pays, non loin de la frontière indienne. Peu de temps après ce transfert, des flux d'héroïne ont été détectés dans les états du Nord-Est Indien.

La principale raffinerie est à Kalemyo, importante ville de garnison. Elle est gérée par un homme d'affaires, lié à l'armée et à des trafiquants notoires du nord-est birman; son emplacement, ainsi que les cinq autres repérés en amont sur la Chindwin, offrent une caractéristique commune, ils sont soit inclus, soit très proches de périmètres militaires. Avant ce transfert massif d'activités narcotiques, la drogue était pratiquement absente de la vallée de la Chindwin...

Jusqu'à l'Automne 1997, l'Inde avait à l'égard de la Birmanie une position essentiellement dictée par sa perception de la "menace chinoise". Tenter d'infléchir la trajectoire de Rangoon vers l'orbite de Pekin, telle était la ligne de conduite à laquelle New Delhi s'etait ralliée, en contradiction avec son attitude de 1988, lorsque l'Inde, fidèle à son image démocratique, avait accueilli avec une certaine sympathie des opposants à la dictature en exil.

L'"obsession chinoise" (3) de la diplomatie et de l'etat-major indien s'est trouvée confortée par les retombées du rapprochement du SLORC avec la République populaire, particulièrement manifeste dans la collaboration militaire entre les deux régimes.

A partir de l'été 1989, la junte birmane était ouvertement soutenue par les dirigeants chinois qui venaient, à Tian An Men, de suivre son exemple...en massacrant l'opposition démocratique et la rejoignaient au ban de la communauté internationale. Cet appui s'est notamment traduit par des livraisons massives de materiels militaires au SLORC. Concommittamment des spécialistes chinois ont obtenu l'accès aux iles Cocos, dans le golfe du Bengale, à proximité de l'archipel des Andamans, où est implantée une base de la marine indienne spécialisée dans la surveillance de trajectoire de ses missiles stratégiques et autres lanceurs de satellites. Cette arrivée d'experts militaires chinois sur les rives de l'océan indien -constamment démentie par Rangoon- inquiète les stratèges de nombreux pays riverains, notamment Singapour. L'ile état, en collaboration avec l'Inde, organise depuis le début de 1997 le survol bi-hebdomadaire de ce secteur par des avions dotés d'un matériel de surveillance électronique sophistiqué.

Malgré sa répugnance affichée pour la junte, Delhi accueille des stagiaires militaires birmans dans ses écoles spécialisées, a envoyé en visite officielle à Rangoon (en 1994) son chef d'etat major, le général Joshi; et le vice-ministre des affaires étrangères était début novembre 1997 en Birmanie pour inaugurer une exposition de commerciale et industrielle...

D'autres considérations géopolitiques ont amené les dirigeants indiens à traiter avec une grande circonspection leur voisin oriental: les nombreux mouvements de guerrilla actifs dans les états du Nord-est (Manipur, Mizoram, Nagaland, Assam, Arunachal-Pradesh) disposent de bases et d'appuis logistiques de l'autre côté de la frontière birmane, une situation que les dirigeants de Rangoon ont toujours su utiliser. Les mille six cent cinquante kilomètres de frontière commune ont toujours été d'autant plus poreux que les mêmes groupes ethniques vivent des deux côtés de cette ligne artificielle.

Depuis le début de l'époque coloniale britannique, la protection de la frontière orientale de l'Inde fut une source de difficultés considérables, et la cause première des trois guerre anglo-birmanes, qui aboutirent à l'annexion, d'abord de la basse Birmanie, puis en 1885, de la haute Birmanie, et l'abolition du royaume de Mandalay (4).

De 1886 à 1937, les territoires qui constituent l'actuelle Birmanie furent administrés comme provinces rattachées à l'Inde britannique. A peine six mois après son indépendance, l'Inde vola au secours, par des livraisons d'armes, de la jeune Union Birmane, qui se trouvait confrontée à une offensive karen menaçant sa capitale, quelques semaines après la proclamation de l'indépendance, en janvier 1948.


NOTES

(1) La Dépêche Internationale des Drogues N°14 (decembre 1992) avait intitulé sa cover-strory: "Inde-Birmanie: le quatrième côté du triangle d'or", information également publiée dans la Far Eastern Economic Review de janvier 1993. Le magazine américain à diffusion mondiale Time du 23 décembre 1996 a fait le point de la situation générée par le trafic de drogue dans les Etats du Nord-Est de l'Inde, un article qui a suscité de vives réactions au parlement à New Delhi.

(2) Pendant l'été 1992, une action militaire de grande envergure a été conduite contre des « seigneurs de l'héroïne » qui s'étaient taillés depuis des années une sorte d'Etat dans l'etat, dans une région au Sud de la province chinoise du Yunnan. Une opération antitrafiquants montée par les plus hauts responsables de la sécuritéà Pékin amobilisé pendant trois mois des milliers de soldats et de policiers épaulés par des blindéset de l'artillerie, à proximité de Pingyuan, à proximité de la frontière vietnamienne. Les mouvements de troupes précédant le début de l'opération, le 31 aout avaient été détectés par les satellites d'observation américain, et constituaient la plus forte concentration militaire depuis la guerre sino-vietnamienne de 1979. Selon l'hebdomadaire chinois Southern weekend, « les ennemis des forces gouvernementales chinoises étaient encore plus féroces que durant ce conflit ». Cet hebdomadaire précisait que « sur les soixante mille habitants du district de Pingyuan, au moins quatorze mille d'entre eux étaient impliqués dans les trafics d'armes et de drogue ». L'objectif de cette opération était bien le « nettoyage » d'une région, qui, en marge du trafic d'héroïne provenant de Birmanie, était devenu un havre pour des bandes de hors-la-loi venues de toute la Chine.

(3) La guerre sino-indienne de 1962, qui se solda par une retentissante défaite des troupes de Delhi et des pertes importantes de territoire, à l'Est et à l'ouest de la frontière himalayenne commune, a profondément marqué la diplomatie et la doctrine militaire du pays. Perçue comme un allié permanent du "frère ennemi" pakistanais, la Chine fait depuis figure d'ennemi principal. La supériorité militaire dont a fait preuve le grand rival asiatique de l'Inde a poussé Delhi à conclure contre lui une alliance avec l'URSS, à l'époque de la brouille sino-soviétique.

(4) A Londres, les stratèges hostiles à l'annexion de la Birmanie justifiaient leurs réticences par les problèmes que ne manquerait pas de poser l'existence d'une longue frontière commune entre l'empire britannique et la Chine, alors que sans annexion, le Tibet et l'Himalaya le protégeaient de toute implication trop directe dans les affaires chinoises chinoises. Seules les intrigues de la France -déjà présente au Tonkin- à la cour de Mandalay permirent aux partisans de la guerre contre la Haute Birmanie de faire prévaloir leur point de vue.



NARCO-REACTION EN CHAINE

Les firmes actives en Birmanie sont, depuis 1995 menacées de boycott aux Etats-Unis pour leur collaboration avec un régime accusé de graves et répétées violations des droits de l'homme. De Kodak à Apple, en passant par les jeans Levi's et les boissons Pepsicola, la série de retraits du marché birman s'allonge chaque mois. Qu'il s'agisse de distribuer ses produits sur le marché birman, produire sur place, seul ou en "joint venture" avec un partenaire local, ou encore importer des matières premières -comme le bois de tek- le risque de boycott est réel, et s'exerce sans égard pour la nationalité de l'entreprise.

En plus des campagnes menées par les militants des droits de l'homme, la tendance à l'abandon du marché birman est stimulée par les legislations d'achats sélectifs qui se mettent en place dans des états, des comtés, des villes et des universités américaines.

Le Massachusetts a ainsi promulgué une loi sur la Birmanie, qui exclut de fait les entreprises implantées ou actives dans ce pays de toutes les commandes de l'état, que ce soit par appel d'offres ou pour des marchés de gré à gré. Utilisée comme modèle par d'autres collectivités territoriales aux Etats-Unis (comtés, villes...) cette législation est l'objet de vives attaques émanant tant du patronat américain que de l'Union Européenne et du Japon. Pour l'Europe (1), qui a pourtant elle-même sanctionné le SLORC au début 1997 (sanction renouvelée en octobre de la même année) en suspendant les avantages douaniers dont bénéficiait la Birmanie, du fait de son appartenance au groupe des PMA (pays les moins avancés), il s'agit d'une violation des règles de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC), une position partagée par le Japon. Ce pays voit d'un très mauvais oeil ses entreprises sanctionnées aux Etats-Unis parce qu'elles exportent en Birmanie, un marché considéré à Tokyo comme prometteur à moyen terme et à acourt terme, comme une source incontournable de matières premières.

Les sanctions prises à l'échelon local aux Etats-Unis contre la Birmanie, à ne pas confondre avec les sanctions décidées par le gouvernement (2), constituent le premier conflit d'envergure dont l'OMC est saisie, les arbitrages tentés à ce jour ayant échoué.

Pour le patronat américain, les sanctions unilatérales, telles que préparées par l'administration Clinton contre la Birmanie sont contreproductives et nuisent aux intérêts économiques du pays, les travailleurs américains en étant « les premières victimes » par les emplois perdus au profit de la concurrence étrangère.

En mars 1997, le conseil des affaires Etats-Unis-ASEAN, regroupant 400 grandes entreprises américaines, dont le chiffre d'affaires cumulé est de trois cent milliards de dollars, a envoyé une mission en Asie du Sud-Est pour soutenir l'admission de la Birmanie dans l'ASEAN, en contradiction avec la politique décidée à Washington. Le co-président de cette mission, l'ancien secrétaire d'état Alexander Haig a qualifié la politique de sanction à l'encontre de Rangoon d' "arrogante, à courte vue et qui ne tient pas compte des leçons de l'histoire".

De son côté, réagissant à l'annonce, le 22 avril 1997, par la Maison Blanche de sanctions économiques contre la Birmanie, M. Frank Kittredge, président du conseil national du commerce extérieur, et vice-président de USA*ENGAGE, un groupement de 466 sociétés de l'industrie et de l'agro-business, a déploré "cet échec de la politique étrangère américaine. Elles sont contreproductives, a-t-il ajouté, car elles isolent le pays visé de l'influence américaine". USA*ENGAGE se déclare partisan résolu de "l'engagement américain à l'étranger sur les plans politiques, diplomatiques, économiques, culturels, caritatifs...comme meilleur outil de promotion des droits de l'homme, des valeurs et des intérêts américains". USA*ENGAGE est un adversaire tout aussi résolu des sanctions unilatérales, qui auraient coûté par, an 20 milliards de dollars et deux cent cinquante mille emplois liés à l'export (3).

Les argumentaires présentés en défense du maintien des liens économiques avec la Birmanie s'abstiennent prudemment de tenir compte de la spécificité "narco" du régime. Le fait que toute injection de capitaux extérieurs au pays constitue ni plus ni moins qu'une aide au blanchiment de l'argent de la drogue est soigneusement passé sous silence. Seule la compagnie pétrolière TOTAL, poussée dans ses retranchements par des articles de presse la mettant en cause comme instrument de blanchiment de la junte, a répondu qu'offrir au régime de nouvelles sources de financement était "le meilleur moyen de l' arracher à la drogue". Les experts en communication du pétrolier avancent là une sorte de fable: en nourrissant généreusement un loup, il devient automatiquement un caniche... Une théorie qui n'a reçu nulle part le moindre indice de confirmation. Tout indique au contraire que développer de nouveaux moyens de financement -en l'occurence le gaz- revient à banaliser le trafic de drogue, ramené au rang de source de devises parmi d'autres. Sans entrainer la moindre diminution, en valeur absolue- de la production de drogue, cette injection de nouvelles ressources -licites- risque de l'augmenter fortement, puisque les moyens d'en blanchir les revenus seront en nette augmentation. Alors que la situation qui prévaut en Birmanie avant la mise en exploitation du gisement gazier de Yadana laisse à nu la part prépondérante de l'argent de la drogue dans l'économie birmane, les ventes de gaz permettront un meilleur maquillage, et enracineront plus profondément encore le phénomène.

Dans ce contexte, la diffusion du reportage australien "Singapore sling" mettant en évidence les liens d'affaires unissant à la famille du grand trafiquant de drogue sino-birman Lo Hsin Han le gouvernement de Singapour et le tycoon Robert Kuok, a ouvert un nouveau front -économique et mondial- dans le conflit qui oppose les démocrates birmans au SLORC.

A partir de l'automne 1996, l'arme "narco" fait son entrée en force dans l'arsenal utilisé contre la junte. Des résultats concrets ne se sont pas faits attendre, d'autant que l'argument narco n'avait jusque là qu'une audience restreinte.

Dans un premier temps, aux Etats-Unis, les partenaires du groupe birman "Asia World Co", propriété de la famille Lo, ont été ciblés et ont fait l'objet d'une intense campagne de presse qui les a progressivement amenés à quitter le marché birman, ce qui a contribué à développer dans le grand public la notion de narco-dictature pour qualifier le régime de Rangoon..

La première cible: un groupe viticole californien, qui, fier du développement de ses ventes en Asie, avait annoncé la passation d'un contrat avec Steven Law, patron de la Kokang import/export co, une des multiples filiales du groupe Asia World.

La firme familiale Wente, un des principaux exportateurs de vins californiens, a brutalement été mise en demeure de couper court à ses relations avec son partenaire birman sous peine de boycott, assortie d'une virulente campagne de communiqués, dont s'est notamment fait l'écho le respecté "journal of commerce" de san Francisco. Quelques semaines après la parution des premiers articles, l'entreprise viticole a annoncé avoir rompu toute relation commerciale avec la Birmanie.

La compagnie aérienne Northwest airlines s'est montré plus rétive à l'argument "narco". Offrant des "bonus miles" aux clients du "Traders hotel" de Rangoon, dont la famille Lo est co-propriétaire, Northwest n'a pas cherché à nier le fait, elle a reconnu ne pas ignorer que Steven Law était interdit de visa américain, mais n'a pas cessé pour autant sa promotion du Trader's. La campagne, sans appeler au boycott immédiat du transporteur aérien, s'est concentrée sur le slogan: "cessez la promotion de l'hotel de l'héroine". Pour tenter de calmer le jeu, un porte-parole de la compagnie a affirmé que la promotion allait être interrompue prochainement, ce qu'un porte-parole du Trader's à Rangoon s'est empressé de démentir aux journalistes du "Boston Globe". (4)

Northwest a attendu la fin avril 1997 pour céder à la pression et mettre un terme à la promotion du Trader's de Rangoon. Il semble que la compagnie avait passé contrat avec la chaine Shangri-la ( du tycoon Robert Kuok, qui entretenait des relations personnelles avec le principal actionnaire de la compagnie aérienne) à laquelle est liée le Trader's.

Dans le secteur pétrolier, la résistance des sociétés opérant en Birmanie s'est organisée de manière beaucoup plus solide et a donné lieu à une sorte de coordination regroupant les opérateurs occidentaux en Birmanie (UNOCAL, TOTAL, Texaco, Arco) et le SLORC. Est en effet ciblé le partenaire incontournable de toute exploration/production d'hydrocarbures dans le pays: la société d'état MOGE (Myanmar Oil & Gas Enterprise), explicitement accusée d'être l'un des principaux instruments de blanchiment des revenus de l'héroine pour le compte de la junte militaire. Tout partenaire de la Moge se rend ipso facto complice d'assistance au blanchiment, puisque les versements effectués, pour frais de dossiers, accès aux données des gisements, permis de forer... sont autant d'instruments de blanchiment. Circonstance aggravante pour les deux compagnies -Total et Unocal-associées à la Moge dans la construction du gazoduc Yadana, elles bénéficient pour leur chantier de la protection de l'armée birmane, réputée équipée et financée par les bénéfices tirés de la commercialisation de la drogue...Et dont les graves violations des droits de l'homme accompagnent systématiquement les déplacements, et caractérisent toujours ses nouvelles implantations, particulièrement nombreuses dans la zone de défense du gazoduc.

Contrairement à la famille Lo, dont les démentis sur ses liens avec le trafic de drogue sont inaudibles au delà de Rangoon, MOGE et ses partenaires peuvent compter sur le poids des relations publiques des pétroliers en connivence avec l'appareil diplomatique birman, qui réaffirme à chaque occasion que la société "opère conformément à la législation" et que les attaques dont elle est victime sont "motivées politiquement". Lorsqu'un actionnaire d'UNOCAL propose en assemblée générale le vote d'une résolution sur l'ouverture d'une enquête sur la structure financière du partenaire MOGE, il lui est opposé que "ces allégations sont infondées et outrageantes" et qu'une telle démarche contreviendrait à la législation birmane sur la protection du secret et mettrait en danger les cadres d'UNOCAL présents dans le pays (5).

A la mi-novembre 1997, à proximité du siège de la compagnie Atlantic Richfield Co (ARCO), dans le centre de Los Angeles, s'est déroulée une manifestation en présence d'exilés birmans, les slogans et les banderoles utilisaient le potentiel offert par le nom du pétrolier: "Burma is a nARCO-Dictatorship" (La Birmanie est une nARCO-dictature) et sur une banniére de sept metres: "ARCO in Burma = Heroin in U.S.A." L'un des manifestants , portant un masque du PDG d'ARCO Mike Bowlin, brandissait une seringue géante étiquetée "Heroine par ARCO" et "nARCOtic trade" (commerce en stupéfiants).

En politique internationale, la "narcoisation" avérée de la junte de Rangoon alimente le discours des Etats-Unis sur la nécessité de sanctions. Lors d'une visite officielle en Thailande à la fin 1996, le president Clinton a déclaré: "trafic de drogue et violation des droits de l'homme sont les deux faces d'une même médaille: le SLORC".

En juillet 1997, lors d'un sommet réunissant les pays de l'ASEAN -que venait de rejoindre la Birmanie- et les pays du Pacifique, Mme Albright, secrétaire d'état américaine a souligné: "La production de stupéfiants s'es accrue en Birmanie année après année, bravant tout effort international pour résoudre le problème. Avec pour résultat des trafiquants de drogues, qui jadis passaient leurs journées à conduire des caravanes de mules sur des pistes de jungles, sont désormais les phares de la nouvelle économie de marché birmane et du nouvel ordre politique de ce pays. Les trafiquants birmans, a poursuivi Mme Albright, avec les encouragements du gouvernement, lavent leurs profits à travers les banques et les entreprises birmanes, dont certaines sont des joint ventures avec des firmes étrangères".

Aucune réaction à ce réquisitoire n'a été rendue publique, ni du côté birman, ni du côté pétrolier.


NOTES

(1) Une résolution du parlement européen enjoint la commission européenne de ne pas attaquer devant l'Organisation Mondiale du Commerce la législation du Massassuchett sur la Birmanie. Bruxelles, sous la pression de certains états membres, a décidé de passer outre.

(2) Le gouvernement des Etats-Unis, en conformité avec la loi dite Cohen-Fenstein, (du nom de deux sénateurs, dont le premier est devenu secrétaire à la défense en 1997) a décidé le 22 avril 1997 d'interdire tout nouvel investissement par une personne physique ou morale américaine en Birmanie. Il s'agit d'une version édulcorée, car elle ne contraint pas les opérateurs à abandonner leurs investissement déjà en cours en Birmanie, contrairement à ce qui est advenu d'investissement pétroliers américains en Iran. Cette loi, qui ne s'applique qu'aux ressortissants américains, ne fait évidemment pas l'objet d'un recours devant l'Organisation Mondiale du Commerce. Elle est toutefois vivement critiquée par le patronat américain, qui y voit une discrimination à son encontre et milite pour que seules des sanctions multilatérales (décidées par l'ONU et obligatoirement suivies par les états membre) soient appliquées par les Etats-Unis. Ces sanctions étaient réclamées explicitement depuis des mois par Mme Aung San Suu Kyi et son parti, la NLD (Ligue Nationale pour la Démocratie) , car les démocrates birmans estiment que la junteest renforcée dans sa ligne la plus intransigeante par les investissements étrangers, qui constituent, pour les généraux, une caution économique et morale.

Les pressions exercées par les milieux d'affaires américain, et notamment le lobby pétrolier sont parvenues à retarder de plusieurs mois la mise en oeuvre des sanctions et à en réduire la portée.

(3) selon une étude publiée le 16/4/97 par le "Institute for International Economics" citée par le vice-président de USA*ENGAGE

(4) voir annexe article du Boston Globe du 6 avril 1997

(5) voir annexe lettre d'UNOCAL à la SEC (Security & Exchange Commission) demandant le rejet de la résolution d'actionnaires

 

II

EXCEPTION FRANCAISE



LA FRANCE EN BIRMANIE (I): LA CHUTE de MANDALAY

La chute du royaume de Mandalay, en novembre 1885, et l'intégration subséquente de la Haute Birmanie à l'Inde britannique doit beaucoup à la France., et tout particulièrement à la désinvolture, plus exactement la goujaterie d'un ingénieur français au service du roi Ti Bo.

Depuis les débuts de la progression française au Tonkin, Londres établit un parallèle entre la pénétration russe en Asie centrale, perçue comme une menace potentielle sur la frontière Nord-Ouest de l'Inde (via l'Afghanistan) et l'arrivée de la France en Indochine, qui, si Mandalay tombait sous son influence, aurait accès à la frontière Nord-Est de l'Empire.

Les suspicions britanniques sur les visées françaises sont alimentées par le longséjour parisien -de 1882 à 1885- d'un ambassadeur birman dont la mission est en priorité d'ouvrir avec d'autres puissances européennes un dialogue de nature à rompre l'exclusivité du tête à tête -économique et politique- maintenu par l'Angleterre avec le royaume de Mandalay.

Depuis la deuxième guerre anglo-birmane et l'annexion en 1852 de Rangoon et de la Basse Birmanie, du delta de l'Irrawaddy jusqu'au dix-neuvième degré de latitude, Londres, ou plus exactement Calcutta, siège du vice-roi en Inde, entretient des relations "privilégiées" avec ce qui reste du royaume birman indépendant, dénommé Haute Birmanie. Des compagnies anglaises exercent un monopole, partagé avec le roi, sur la commercialisation du bois de tek et la navigation sur le fleuve Irrawaddy.

Le désir affiché de la mission birmane en Europe d'acquérir des armes modernes -notamment des fusils et des canons se chargeant par la culasse- amène l'ambassadeur d'Angleterre à entreprendre des démarches pressantes auprès de Jules Ferry, Président du Conseil et ministre des Affaires étrangères pour que Paris ne contrevienne pas à l'embargo sur les armes résultant de la dernière guerre anglo-birmane. Le diplomate britannique s'alarme du fait que la présence française au Tonkin permettrait de contourner le strict contrôle exercé par l'administration anglaise sur les importations birmanes en provenance d'Europe, transitant exclusivement par l'Irrawaddy. Au nom du gouvernement français, il lui est répondu qu'aucune vente d'armement au royaume de Birmanie ne saurait être décidée par Paris, et ce pour une excellente raison: L'état-major, aux prises avec différentes rébellions au Tonkin, notamment des organisations de pirates chinois, ne veut surtout pas prendre le risque de voir des armes modernes vendues aux birmans, "parvenir entre les mains d' ennemis de la France".

Royaume indépendant, Mandalay s'attache les services de quelques centaines d'experts européens, chargés de superviser le télégraphe, de faire démarrer une industrie locale, de subvenir aux besoins de la cour en articles de luxes -forcément parisiens-, d'organiser des unités d'élite de l'armée ou de moderniser l'administration...

Du lot de ceux qui, au vingtième siècle, seraient appelés coopérants techniques, ressort l'ingénieur français Pierre Bonvilain. Compétent, séduisant, il gagne les bonnes grâces puis vit maritalement avec Mattie Calogreedy, une jeune femme issue d'un père grec et d'une mère birmane, éduquée en Angleterre et dame de compagnie favorite de la reine Suppayalat. A Mandalay à cette époque, il ne viendrait à l'idée de personne, pas même au roi, de ne pas accéder aux desiderata de la reine. Par ce canal les affaires de l'ingénieur prospèrent: possibilité de concession d'une mine de rubis, des projets de construction d'une voie ferrée et l'ouverture d'une banque franco-birmane avancent. Grâce à Bonvilain, la France pousse ses pions. Il se rend à Paris en 1884, laissant Mattie à Mandalay protéger ses intérêts. L'ingénieur fait valoir devant les milieux politiques et d'affaires parisiens que le royaume de Mandalay, qui aspire à s'émanciper de la tutelle économique de Londres, est, entre autre, prêt à dénoncer le monopole du tek détenu par la compagnie anglaise BBTC (Bombay-Burma Trading Corporation). Il dessine avec talent les vastes perspectives d'un rapprochement franco-birman...

L'ingénieur aide l'ambassadeur birman à obtenir de Jules Ferry un engagement devant rester secret sur l'aide que la France est disposée à apporter au percement d'une route du Tonkin à Mandalay, et sur les facilités de transit d'armements par cet itinéraire, qui échapperait à tout contrôle anglais...

Bonvilain rentre à Mandalay en juin 1885 avec les diplomates birmans, dont la fructueuse mission à Paris est terminée. A ses côtés, sa jeune femme française. La fureur de Mattie, son « épouse à la mode birmane », découvrant que l'homme auquel elle s'est consacrée corps et âme l'a à ce point trahie, bafouée publiquement, aura des conséquences dévastatrices. La soif de vengeance amène la jeune femme à renouer avec un admirateur jusque là délaissé. Secrétaire du ministre birman des affaires étrangères, celui-ci a accès à l'ensemble des documents rapportés de Paris par la mission diplomatique.

Mattie obtient ce qu'elle veut: les copies de tout ce qui est important, y-compris les clauses les plus secrètes des accords franco-birmans sur la fourniture et le transit des armes via le Tonkin.

Pour accomplir sa vengeance, il ne lui reste plus qu'à procéder à la remise de ces documents aux autorités britanniques. Ce sera fait le plus efficacement possible, de manière à ne laisser aucun doute sur leur authenticité, par l'intermédiaire du représentant à Mandalay de la BBTC, un homme de confiance du gouverneur anglais de la Basse Birmanie. Début juillet, la chaine administrative Rangoon - Simla (résidence d'été du vice-roi des Indes au pied de l'Himalaya) - Londres était activée. Début aout, le nouveau secrétaire d'état aux affaires indiennes, Randolph Churchill (le père de Winston) fait demander officiellement des explications à la France.

Après quelques péripéties liées à des abattages massifs et clandestins de tek dans les forêts royales, dont est -à juste titre-accusée la BBTC, un ultimatum est adressé le 22 octobre au roi Ti Bo. Il expire le 11 novembre. Délibérément formulé en des termes irrecevables pour Mandalay, il est rejeté.

Au jour de l'expiration de l'ultimatum, un corps expéditionnaire anglo-indien commandé par le général Prendergast remonte l'Irrawaddy sans rencontrer de résistance sérieuse. Le 29 novembre Mandalay est prise, le roi Ti Bo et la reine Suppayalat prennent le chemin de l' exil, la communauté française est priée de quitter le pays. Adieu mines, tek, banque...Rêves d'empire. Rarement muflerie aura été si radicalement sanctionnée.

Le 26 février 1886, après un débat à la Chambre des Communes, la Haute Birmanie est officiellement une province de l'Inde britannique.

Les trois guerres anglo-birmanes ont été en bonne part financées par les revenus que la couronne britannique tire des exportations de l'opium indien vendu en Chine par des marchands anglais.

Le pays (haute et basse Birmanie) recouvre son indépendance le 4 janvier 1948., six mois après la douloureuse partition de la British India en Inde et Pakistan. Le retour de la Birmanie dans le concert des nations avait été négocié par le fondateur et chef de l'armée, le héros national Aung San, assassiné six mois avant de connaitre le fruit de ses efforts. Sa fille, Aung San Suu Kyi était âgée de deux ans.



LA FRANCE EN BIRMANIE (II): MIRAGE ET TABOU SUR LA DROGUE

Par une étrange alchimie, La Birmanie du SLORC suscite dans la France contemporaine des convoitises et nourrit des illusions aussi fragiles et démesurées qu'au siècle dernier, lorsque Jules Ferry encourageait la "coopération" avec le royaume de Mandalay. En cette dernière décennie du vingtième siècle, le simple appât du gain a passablement estompé les rêves d'empire et l'ambition coloniale, subsitent néanmoins de la "belle époque" le syndrôme de Fachoda et les "manoeuvres du complot anglo-saxon", explications bien commodes pour d'inévitables déconvenues.

La fascination exercée par un régime - l'intérêt français pour la Birmanie a commencé à se manifester après l'avènement du SLORC - doit être recherché dans plusieurs registres. L'ouverture décrétée à l'économie de marché d'un pays sous-développé regorgeant de ressources naturelles ne saurait rendre compte -seule- du militantisme caractérisant le comportement des acteurs de l'engagement français en Birmanie.

Certes, une concurrence internationale atténuée peut paraitre favoriser l'ouverture d'un "créneau". Pourtant, les divers obstacles qui surgissent à chaque étape d'une collaboration avec un système fort éloigné de l"'état de droit" ne sont pas fictifs. Pour de nombreux opérateurs économiques, les aspects répulsifs du SLORC ne sont pas d'ordre moral; ils relèvent d'une analyse factuelle de l'état des lieux. Quelle espérance de vie pour un régime illégitime, rejeté par l'immense majorité de la population, piloté par une équipe -des généraux ayant pratiqué pendant toute leur carrière la contre-guerilla- aux compétences peu en rapport avec celles requises par la gestion d'une économie ouverte?

S'ajoute à ce tableau le principal mode de financement avéré de l'économie birmane: le blanchiment des revenus de l'heroïne, dont le pays est le premier producteur/exportateur mondial. Un cas juridique étudié à la loupe par des experts américains, persuadés de tenir là un moyen d'inculper les partenaires étrangers des joint-venture birmanes. Des plaintes pour complicité de blanchiment de l'argent de l'héroïne sont en instance devant des tribunaux outre-atlantique.

En juillet 1997, lors du décrochage de la monnaie thailandaise, le baht, du dollar américain, le kyat(1) birman perdit, lui, la moitié de sa valeur, passant, au taux du marché, de 180 à 300 kyats pour un dollar. Toute transaction fut alors suspendue, à la suite de l'interpellation, par la "military intelligence" (la sécurité militaire) des principaux changeurs de la place. La presse officielle annonça que le général Khin Nyunt, « secrétaire N° 1 du SLORC », et chef du DDSI (Directorate of Defense Services of Intelligence) désirait "entendre directement des professionnels du marché monétaire les remèdes devant être apportés à la situation, rendue critique par la propagation de fausses rumeurs sur une démonétisation imminente des grosses coupures de la monnaie nationale".

Pour que cette anecdote prenne tout son relief, il convient de préciser que le général Khin Nyunt est tenu par d'éminents hommes d'affaires et diplomates français, pour le plus éclairé et le plus ouvert des chefs du SLORC. (image qu'il conserve depuis la transmutation, le 15 novembre 1997, du SLORC en SPDC) Le candidat à la succession du "senior général" Than Shwe, serait, comme le souligne une note de l'ambassade française, un "homme profondémént imprégné des valeurs de l'économie de marché".

De son côté, un expert économique international de retour de Rangoon a constaté récemment que la Birmanie est le seul pays connu où "les affaires monétaires sont du ressort du ministère de la défense".

Ce général fait néanmoins si forte impression dans certains milieux français qu' une journaliste de Radio France-International (RFI) est dépêchée toutes affaires cessantes à Rangoon en avril 1997 à seule fin de recueillir une interview (2).

Pour ce qui est de la démonétisation des billets de banque, le public birman ne s'alarme pas dans le vide. En 1987, le gouvernement, alors piloté directement par le général Ne Win, retira de la circulation les coupures de cinquante et soixante-quinze kyats et les remplaça sans préavis -et sans les échanger- par des dénominations de quarante-cinq et quatre-vingt dix.... Les multiples de neuf ayant été présentés par ses astrologues comme bénéfiques au général. L'opération, officiellement destinée à assécher les trésoreries des mouvements rebelles et des gros bonnets du marché noir, aboutit à ruiner les petits épargnants. (l'absence d'infrastructure bancaire ne laissait aux épargnants d'autre choix que de détenir leurs avoirs en numéraires) Quant aux cibles officiellement visées, leurs trésoreries n'ont pas été touchées, puisque leurs transactions s'effectuant avec l'étranger, ils opérent nécessairement en devises fortes.

Les observateurs s'interrogent encore sur les véritables motivations de Ne Win dans cette escroquerie étatique grossière. S'agissait-il, au-delà des visions astrologiques, d'abaisser encore le niveau de vie d'une population urbaine perçue comme frondeuse? le régime escomptant que des difficultés accrues pour assurer le quotidien épuiseraient le potentiel contestataire de la société civile?(3) Fallait-il parallèlement enrichir certains, mis au préalable dans le secret de la démonétisation et ayant ainsi l'opportunité de réaliser de jolies plus-values... Dans quelle mesure le général vieillissant n'aurait-il pas été manipulé par une faction de son entourage? A ces questions, une ambassade occidentale a tenté de répondre, mais l'opacité du système ne lui a pas permis d'aller au-delà des hypothèses.

En dix ans d'" ouverture économique ", les progrès des dirigeants birmans vers le libéralisme sont-ils aussi évidents que leurs propagandistes français le vantent? Un grand journal parisien n'a pas hésité à axer en décembre 1995 une série d'articles sur "le new look des généraux birmans". Le grand reporter envoyé spécial à Rangoon décrit le " nouvel élan ", qui, selon lui et les sources qu'il cite, ambassadeur de France, hommes d'affaires français installés sur place, ministres, anime l'économie birmane. Ce "futur dragon", serait assuré d'une forte croissance générée par la mise en exploitation, avec ses partenaires étrangers, des richesses de son sous-sol. Parallèlement, l'enrichissement supposé général de la population ferait émerger une classe moyenne dont les aspirations matérielles donneraient une assise sociale et politique au régime. Trente ans après, un scénario à l'indonésienne ou à la chilienne, vingt ans après Pinochet et les Chicago boys(4). En Birmanie cependant, rien d'approchant la "mafia de Berkeley"(5) , beaucoup de liens, en revanche, rapprochent le SLORC de la mafia au sens que donnait à ce mot le juge Falcone (3) , de Palerme.

Le principal opérateur privé de l'économie birmane, proche du général Khin Nyunt, est un repris de justice. Lo Hsing Han, a passé dix ans dans les prisons thaïlandaises et birmanes pour manoeuvres séditieuses et trafic d'opium et de son principal dérivé, l'héroïne. Bénéficiant d'une amnistie en 1980, il a progressivement refait surface, en mettant au service d'un jeune officier supérieur - le colonel Khin Nyunt - ses réseaux dans les régions frontalières du Nord-Est, la région du Kokang, d'où il est originaire, berceau de l'opium en Birmanie, où s'activent armées de rébellions ethniques et trafiquants de drogue.

Propulsée par la confiance que lui accorde le général Ne Win, la carrière de Khin Nyunt dans le renseignement militaire suit une courbe ascendante, dont les retombées favorisent considérablement les affaires de la famille Lo.

En mars 1996, un ballet d'avions privés et de limousines convoie à Rangoon des invités de marque au mariage de Stephen Law, fils du trafiquant Lo Hsing Han, avec melle Cecilia Ng fille de M. Ng Ah Koon, un des grands banquiers de Singapour. Une brochette de ministres galonnés du SLORC honore de sa présence les festivités dans les salons de l'hotel Inya Lake.

Cette réception avait lieu trois mois après la très remarquée "reddition-réintégration " dans la communauté nationale birmane de Khun Sa (6), encore qualifié fin 1995 par le SLORC de "principal pourvoyeur d'héroïne du monde " Des cérémonies publiques fortement médiatisées (à l'échelle birmane) ont marqué le retour de l'enfant prodigue. Comme si, fin 93, Pablo Escobar était intronisé maire honoraire de Medellin, au lieu d'être abattu par les forces spéciales colombiennes.

Cette réintégration en douceur de la figure la plus connue du trafic mondial de l'héroïne met la dernière touche au tableau. Le SLORC parachève sa mainmise sur le seul produit d'exportation capable de lui procurer, sans lourds investissements préalables, les montants en devises indispensables à sa survie. Cette pseudo-reddition éclaire les réseaux d'obligés que Khun Sa a patiemment tissés pendant ses deux décennies d'opérations "indépendantes"; un quotidien de Bangkok, Asia Times, avait titré à ce propos sur le "talisman" de Khun Sa, présenté sous la forme simpliste d'une liste de noms de hautes personnalités birmanes, asiatiques, américaines et européennes ayant bénéficié des largesses du "roi de l'opium" et constituant une bonne police d'assurance contre des risques d'extradition sur les Etats-Unis ou d'"accident"....

Depuis, l'ancien chef auto-proclamé de l'Etat Shan parait couler des jours tranquilles dans une résidence luxueuse de Rangoon. Il accorde de rares interviews pour répéter qu'il n'a jamais été impliqué dans le trafic de drogues et investit, avec ses enfants et ses partenaires du SLORC de coquettes sommes d'origine non précisée dans des activités allant du transport routier aux casinos, avec la bénédiction apparente de son ex-rival sur le marché de l'héroïne, devenu puissant homme d'affaires: Lo Hsing Han.

Ces faits de la " société slorcienne " n'ont aucun impact apparent sur les conseils donnés par l'ambassade de France aux entreprises candidates à une implantation birmane. Alors que tout indiquait que les Etats-Unis, mécontents de la réintégration de Khun Sa, mettraient leur veto à une réouverture des guichets de l'aide internationale, le poste d'expansion économique soutenait que la reprise de cette aide était imminente, ce qui permettrait de financer de grands projets d'infrastructure. De son côté l'ambassadeur français s'évertuait à souligner, dans des interviews, notamment à l'AFP, que l'environnement économique birman "repose sur des bases solides" et est "infiniment moins touché par la corruption " que des pays comme le Vietnam, incitant ouvertement des entrepreneurs présents dans l'ancienne Indochine française à la quitter pour un environnement " assaini " par le SLORC...

Aucune mise en garde contre les risques d'implication dans des opérations de blanchiment d'argent de l'heroïne n' a été donnée par les diplomates français en poste à Rangoon; comme si parler de la drogue en Birmanie était un tabou. De rares consultants indépendants ayant fait état des craintes exprimées sur ce thème par des banquiers ont été priés fermement par l'ambassade de ne pas en faire état dans leurs rapports, une position difficile à tenir quand l'ambassade des Etats Unis rend publique, en juillet 1996 une étude de son service commercial(7) estimant que les exportations illicites d'opiacés produits en Birmanie dépassent le total des exportations légales de biens et services.


NOTES

(1) Depuis vingt ans, un taux officiel inchangé fixe à six kyats pour un dollar la valeur totalement artificielle de la monnaie en Birmanie. Pour calculer les droits de douane, a été instauré en 1993 un taux dénommé « proche du marché » (NMR -Near Market Rate) de 100 kyats pour un dollar. Depuis la tourmente financière de l'été 1997, aucun taux n'a été révisé, mais les licences d'importation ont été suspendues. En fevrier 1998, le taux oscillait entre 330 et 400 kyats pour un dollar, avec fermeture sporadique des bureaux de change par les autorités militaires.

(2) l'interview, organisée par un homme d'affaires français résidant à Rangoon, un émule de l'ingénieur Bonvilain, s'est déroulée en présence du ministre des affaires étrangères et d'une pleiade de hauts fonctionnaires birmans. Le général Khin Nyunt s'est borné à reprendre -en birman- mot pour mot la déclaration faite par lui la semaine précédente à l'agence reuter, un commentaire sur les sanctions américaines qui n'affecteraient pas, selon lui, le développement du pays...Elle fut diffusée dans sur l'antenne de RFI au cours d'une émission spéciale, en mai 1997, consacrée à la Birmanie.

Une partie de la hiérarchie de cette chaine incitait à l'époque des journalistes du service étranger à "couvrir avec bienveillance ce pays injustement décrié". La partialité des reportages diffusés sur la Birmanie - le gouvernement birman en exil, issu des élections, était interdit d'antenne, y compris durant la visite à Paris, en avril 1997 de son premier ministre-. est d'ailleurs à l'origine de remous au sein de la rédaction et d'une polémique entre la FIDH (Fégération internationale des Ligues de Droits de l'homme) et la direction de la chaine.

(3) Ce fut le contraire: La démonétisation sans compensation est considérée comme l'un des principaux facteurs déclenchants du soulèvement populaire de 1988. Voir supra chapitre « le SLORC, nouvelle incarnation de la dictature »

(4) Les «Chicago boys», une référence à l'école de pensée économique, pilotée par Milton Friedman, prix Nobel d'économie, et pape du libéralisme, du libre jeu du marché. Cette école a la réputation d'avoir encadré la politique économique chilienne après le coup d'état du général Pinochet en septembre 1973. Des privatisations massives bien reçues par Wall Street ont donné un coup de fouet à l'activité du pays. De la même façon, l'économie indonésienne après le coup d'état du général Suharto, en 1965, a été pilotée par la "maffia de Berkeley", autre centre de pensée économique, Californienne et d'inspiration libérale. Dans le cas indonésien, des exilés et des expatriés diplomés ont accepté de rentrer et de mettre au service de leur pays leurs compétences. Rien de tel ne se profile à l'horizon birman, tant que les militaires accapareront la totalité du pouvoir.

(5) Le juge Giovanni Falcone fut pendant des années à la tête du pool anti-mafia du tribunal de Palerme (Sicile). Au retour d'une mission, en 1992, Sa voiture et celles de son escorte furent soufflées par une bombe de forte puissance placée sous la surface de l'autoroute entre l'aéroport et la ville de Palerme. Le procès de ses assassins s'est ouvert en 1997.

(6) Voir supra chapitre « la réintégration de Khun Sa »

(7) Country commercial guide Burma, juillet 1996, déjà cité



DIPLOMATIE PETROLIERE

L'annonce de la conclusion d'un contrat d'exploitation gazière entre la compagnie Total et l'Iran, fin septembre 1997, a fait la une de la presse mondiale, car le pétrolier français s'exposait à des sanctions américaines et allume un conflit commercial potentiel entre les Etats-Unis et l'Europe.

Sans s'apesantir sur les mécanismes législatifs américains, qui promulguent des lois à vocation mondiale, en s'affranchissant des règles du droit international, le cas iranien éclaire les liens unissant une compagnie privée à l'Etat français. En annonçant ce contrat gazier, Thierry Desmarest, le PDG de TOTAL a simultanément rendu public le soutien reçu par sa compagnie du gouvernement français, tenu informé de ses projets dans le golfe arabo-persique.

En Iran, où la législation américaine interdit tout investissement supérieur à vingt millions de dollars, TOTAL a pris soin d'inviter le premier opérateur russe du secteur, Gazprom, et la société d'état malaisienne Petronas (1). Par ce jeu d'alliances, TOTAL rend trés difficile pour l'administration Clinton l'application des sanctions prévues par la loi d'Amato. Cela équivaudrait à déclencher une guerre économique simultanément contre la France, l'Union Européenne, la Russie et l'Asean...

La politique pétrolière de la France s'est initialement forgée au lendemain de la première guerre mondiale avec deux objectifs principaux: garantir un accès privilègié à des sources d'approvisionnement extérieurs -essentiellement au moyen orient à l'époque- et entretenir en métropole des stocks de sécurité. Une société fut constituée avec capitaux publics majoritaires: la Compagnie Française des Pétroles, d'où Total est issue.

Au début des années soixante, sous l'impulsion gaulliste , une seconde grande compagnie -d'état- voit le jour, pour exploiter le gisement gazier de Lacq et les découvertes effectuées dans ce qui était encore pour peu de temps un département français: le Sahara algérien. Cet assemblage donne, après quelques péripeties, le groupe ELF. En conformité avec un statut de grande puissance que la France entend maintenir, TOTAL et ELF sont censés fournir les instruments complémentaires d' une politique pétrolière à vocation planétaire, ELF exerçant ses compétences en priorité dans l'ancien empire colonial africain , alors que TOTAL opère surtout en des zones où la présence française n'a pas de caractère acquis.

Parallèlement, par un phénomène d'osmose, les hommes passent de la haute fonction publique à des postes de direction de compagnie pétrolière -et réciproquement-. Ainsi, un dirigeant d'ELF, ancien officier des services spéciaux, finira sa carrière comme ambassadeur de France au Gabon...

Sous la troisième, la quatrième et la partie " gaulliste " de la cinquième République, les dossiers pétroliers étaient sous la tutelle gouvernementale, co-gérés par les ministères de l'Industrie, des Affaires Etrangères, des finances et de la Défense. Cette tradition colbertiste d'une économie administrée est condamnée par la construction européenne, la signature de l'Acte Unique et leur corollaire: les privatisations. Elle a toutefois laissé en France dans le secteur pétrolier une profonde empreinte et des réflexes, mais qui ne reflètent plus qu'une façade trompeuse.


INVERSION DES FLUX ETAT -PETROLIERS

Les derniers développements de l'actualité dans ce secteur, en Birmanie et en Iran notamment, tendent à démontrer que l'osmose appareil d'état-Compagnies pétrolières s'est inversée, l'initiative a changé de camp. Désormais, les directions des deux groupes pétroliers privés déterminent des choix politiques et diplomatiques entérinés a posteriori par les responsables politiques français. Le décalage entre un discours provenant en droite ligne de la tradition étatique et une réalité économique libéralisée génère des distorsions

La compagnie pétrolière Elf, première entreprise privée française par le chiffre d'affaires, défraie la chronique depuis la fin 1996, pour de multiples anomalies, liées à l'interpénétration de ses propres services de renseignement avec ceux de la France. Des perquisitions judiciaires ont, selon la presse (2) mis au jour des pièces provenant des services de sécurité étatiques (DST, DGSE, RG, PJ). Ces documents, couverts par le secret diplomatique, le secret de l'Instruction et le secret défense reposaient, selon le Canard enchainé(2), dans le coffre de Jean-Pierre Daniel, chef du service de sécurité, au quarante-deuxième étage de la Tour Elf, dans le quartier d'affaires de la Défense. Parmi ces "blancs" figurerait une analyse confidentielle sur la Birmanie, ses représentants en France et les Français impliqués à divers titres dans ce pays. Poussé à la démission par ce scandale, M. Daniel a pour successeur le général Patrice de Loustal, qui vient de prendre sa retraite de chef du service Action de la DGSE (Direction Générale de la Sécurité Extérieure). Son curriculum vitae est éloquent: légionnaire-parachutiste, cet homme de l'ombre a dirigé le très secret Centre d'Instruction des nageurs de combat, à Aspretto, en Corse (le vivier d'où sortait le commandant Mafart, harponné dans le fâcheux sabotage du Rainbow Warrior, dans le port d'Auckland en Nouvelle zélande), puis commande deux régiments de chasseurs parachutistes, avant de prendre la tête, de 1993 à 1996, du service Action de la centrale française de renseignement.

Quelques mois avant la perquisition de la juge Eva Joly dans les locaux d'ELF, la publication d'une série d'articles dans la presse(3) s'apparente à la mise à feu d'une mèche lente que le service de sécurité ne parvient pas à éteindre.

Cherchant à étendre ses activités au large de l'Angola, Elf s'est lancée dans une complexe opération de soutien au régime du président Dos Santos, incluant notamment des facilités de fourniture d'armements en grande quantité à des conditions théoriquement avantageuses. Cette opération a pour ojectif l'obtention par Elf d'un permis de recherches/exploitation pour le prometteur gisement en eaux profondes de Girassol. Avec -ou sans- l'appui du chef de service de sécurité, le pétrolier aurait mandaté en 1994 la firme Brenco (4), très proche de M. Jean Charles Marchiani, nommé préfet du Var peu après le lancement de l'opération. Pour un montant d'environ trois cent millions de dollars, Brenco, associée à une firme d'import-export, ZT Ozos, créée pour les besoins de la cause en Slovaquie, négocie un contrat de livraison de matériels militaires d'origine russe (ex-soviétique) pour le compte des autorités de Luanda. Les paiements sont assurés par des fournitures de "brut" de la société nationale Sonangol aux intermédiaires désignés par Brenco et son "partenaire" slovaque,.

Diverses réserves sont exprimées, tant par les Angolais, qui observent que qualité et quantités d'armements ne correspondraient pas toujours aux commandes, que par des pétroliers américains, irrités par ce qu'ils qualifient de concurrence déloyale.

Les contrats pétroliers ne sont pas réputés pour leur transparence. Adossés à des ventes d'arme, leur opacité finit par susciter des interrogations, en particulier sur les conditions dans lesquelles un géant comme Elf en vient à prendre comme intermédiaire dans une opération stratégique de cette ampleur, Brenco, une petite structure apparemment sans lien ni avec l'Angola, ni avec la Russie, ni avec le marché pétrolier.

Selon des sources corroborées, Brenco aurait gagné la confiance de la Direction d'ELF par un "effet réseau". Au sein de la hiérarchie du pétrolier, des proches du ministre de l'intérieur de l'époque, M. Charles Pasqua, auraient prêté une oreille attentive à un "ami " de M. Pasqua en mesure de faire état du succès de Brenco dans une délicate opération triangulaire analogue en Birmanie, dont aurait bénéficié la compagnie TOTAL.

L'autre pétrolier français n'a pas exactement le même passé de société d'Etat que son frère ennemi ELF. Toutefois, pendant longtemps, la Compagnie Française des Pétroles avait un actionnaire dominant: l'etat français. N'opérant pas avec ostentation dans le "pré carré" des anciennes colonies africaines, TOTAL n'a pas eu non plus de PDG comme Pierre Guillaumat, ancien ministre de la défense du général de Gaulle et l'un des fondateurs, à Londres dans les années quarante du DGSS (Direction générale des Services Spéciaux) ancêtre en ligne directe de l'actuelle DGSE.

Retentissant comme un signal d'alarme, fut la publication par le magazine l'express, début décembre 1996, d'un memo attribué à l'ex PDG d'ELF, M. Loïc Le Floch-Prigent, alors incarcéré à la prison de la Santé après sa mise en examen pour abus de biens sociaux. L'auteur du memo soulignait que si des traditions « barbouzardes » étaient patentes au sein d'ELF, "ce n'était absolument pas le cas chez TOTAL". Au delà de l'incongruité d'affirmations péremptoires d'un homme qui n'avait pas qualité pour parler d'une compagnie dont il n'avait aucune raison de connaitre les rouages, il est difficile de ne pas considérer ce memo comme un avertissement. Au cas où ce message ne serait pas entendu, où l'incarcération se prolongerait (il fut libéré avant le nouvel an) M. Le Floch-Prigent pourrait bien distiller par voie de presse des révélations compromettantes, éclaboussant plus largement que la seule société Elf. Les fracassantes révélations de la presse sur l'intervention de hauts salariés d'Elf (alors société publique) dans les négociations préliminaires à un important contrat de livraison de frégates françaises à Taiwan relèvent manifestement de cette imbrication inextricable entre appareil d'état et compagnies pétrolières, un montage assorti du versement de plantureuses commissions à divers et mysterieux intermediaires...

Que TOTAL n'ait pas d'équivalent stricto sensu du "service de sécurité" d'Elf ne signifie évidemment pas qu'il n'ait pas recours à ce type de prestations, mais plutôt que les intégrer ouvertement à sa structure, la compagnie semble préfèrer une certaine discretion en sous-traitant à des intervenants extérieurs.

Ce comportement parait d'avantage en harmonie avec le penchant orienté "Quai d'Orsay" de son recrutement, contrastant avec la tendance à la cooptation "défense-service spéciaux" avérée chez Elf.

Cette démarche de sous-traitance systématisée se retrouve sur le terrain difficile qu'est pour TOTAL la Birmanie du SLORC. Pour assurer la sécurité du chantier de son gazoduc dans la province du Tenasserim, TOTAL fait appel à des firmes de "consultants en sécurité" sans liens organiques avec elle, mais très proches des "services de renseignement" français, caractéristique commune des entreprises PHL consultants, OGS et ABAC. Afin de limiter autant que possible les contacts quotidiens avec une armée birmane omniprésente, mais dont l'image est entachée de tant d'exactions, Total, selon plusieurs témoins, s'est déchargé au maximum sur ces sous-traitants spécialisés de l'indispensable et permanente liaison avec les militaires birmans.

De la même façon, pour les délicates tractations ayant précédé la conclusion du contrat Yadana, la structure Brenco et la branche locale de son réseau, SETRACO-Myanmar auraient été d'incontournables intermédiaires, ce que le pétrolier a toujours démenti, sans apporter la moindre information sur la manière dont ont été entamées lesnegociations avec la junte au pouvoir à Rangoon.

Par ce cloisonnement voulu étanche, et contrairement à ELF en Angola, TOTAL a toujours démenti toute implication dans des livraisons d'armement -en l'occurence des hélicoptères polonais- auxquelles le SLORC avait pourtant, selon des sources dignes de foi, lié l'obtention du permis gazier. Les reconnaitre serait en effet source d'embarras majeurs: à la différence de l'Angola, la Birmanie est soumise par l'Union Européenne à un embargo sur les armes; quant aux moyens de paiement, si l'Angola dispose de rentrées pétrolieres substantielles, la Birmanie du SLORC ne peut, au moment de ces achats militaires, que recourir aux revenus de ses exportations d'héroïne...

La spécificité du style TOTAL ressort aussi du soin apporté à ses alliances. Ne négligeant pas les risques, comme dans le cas iranien, de sanctions provoquées par sa position de principal investisseur en Birmanie sous la botte d'une narco-junte illégitime, le pétrolier a réussi, après avoir déployé de grands efforts, à faire entrer dans le consortium Yadana un partenaire américain, UNOCAL, voulu comme un solide bouclier contre les foudres de Washington.

Parallèlement, l'ambassade de France -pas seulement le poste d'expansion économique - à Rangoon s'est transformée en auxiliaire zèlé de TOTAL, épousant jusqu'à la caricature(4) la cause du pétrolier.

Trainé au côté de son partenaire UNOCAL devant la cour fédérale de Los Angeles (Etats Unis), TOTAL est accusé depuis avril 1997 de complicité de violations graves et répétées des droits de l'homme pour son association avec le gouvernement birman dans la construction du tronçon terrestre du gazoduc Yadana, charges aggravées par une suspicion d'implication indirecte dans le blanchiment des revenus du trafic d'heroine. Les pétroliers, jouissant de la « protection » de l'armée birmane, dont l'équipement est réputé financé substantiellement par l'argent de la drogue, bénéficieraient donc de ses revenus illicites. De surcroit, UNOCAL et TOTAL sont soupçonnés de couvrir les pratiques illégales de leur partenaire étatique birman MOGE (Myanmar Oil & Gas Enterprise) , qualifié de « blanchisseur des revenus tirés de l'exportation de l'héroïne » (5)

Le gouvernement français aurait, selon les termes d'une requête « amicus curiae » présentée en septembre 1997 par des avocats américains à la cour fédérale de Los Angeles, demandé le classement sans suite de la plainte contre TOTAL.

Selon les termes de cette requête, rédigée par deux cabinets d'avocats américains, sans mention d'aucune autorité française, «l'instruction de cette plainte aux Etats-Unis entrerait en conflit avec les intérêts souverains de la France.» (...) Les autorités françaises, souligne ce document, soutiennent les droits de l'homme et croient que le développement économique contribue au processus de libéralisation et de démocratisation de pays comme la Birmanie.(...) Une action en justice contre TOTAL fondée sur ses investissements en Birmanie les compromettrait et par là interférerait avec les vues du gouvernement français qui considère que l'isolation de la Birmanie serait contreproductive» (6).

Un argumentaire en contradiction avec la politique de l'Union Européenne, qui vient, en octobre 1997, de prolonger pour six mois, avec l'accord de la France, la suspension décidée en avril, des avantages douaniers consentis à la Birmanie.


NOTES

(1) Par une étrange coincidence, Petronas est, en Birmanie, l'un des repreneurs de la concession obtenue par le pétrolier américain Texaco , qui a décidé en septembre 1997 de céder son gisement gazier off shore de Yetagun, à la suite des sanctions prises en mai par le président Clinton contre le SLORC et des menaces de boycott que faisait peser le maintien de sa présence en Birmanie. Selon des sources proches de Total, le gazoduc construit pour livrer le gaz du gisement Yadana, sera également, sur son tronçon terrestre utilisé pour transporter le gaz de Yetagun.

(2) le canard enchainé du 28/5/97, affirme notamment que le « service de sécurité » d'elf dispose de « correspondants » au ministère de l'intérieur, de la défense... qui n'hésitent pas à « ouvrir leurs dossiers ». voir aussi le monde du 28-29/9 /97

(3) lettres du continent N° 265, 289 et evenement du Jeudi du 5/12/96 notamment.

(4) voir infra (chapitre France en BIRMANIE (III) les circuits) et interviews diffusées par RFI les 12 et 19/11/96.

(5) voir notamment articles de «The Nation NY » 16 decembre 96, "Los Angeles Times" du 17/4/97, "SF Bay Guardian" du 23/4/97 et "Nouvel Observateur" des 5 et 19 juin 1997

(6) Voir dans les Annexes des extraits commentés de cette requete Amicus Curiae et de la réponse des avocats des plaignants.



TOTAL EN BIRMANIE, L'IMPLANTATION

« La firme française TOTAL est devenue le principal soutien du système militaire birman » Aung San Suu Kyi, in Le Monde, 20 juillet 1996

Lorsque la décision stratégique d'opérer en Birmanie a été prise, la Direction de Total a chargé plusieurs services de préparer les options d'une politique globale en matière de communication. Présente dans l'Afrique du Sud de l'apartheid, la compagnie pétrolière française est mieux que d'autres à même de mesurer les avantages et inconvénients ainsi que les précautions qu'impliquent la collaboration avec un régime susceptible de faire l'objet d'un boycott international.

Dès 1992, Caroline Mille, proche du président de l'époque, Serge Tchuruk (1), (elle le suit lorsqu'il a quitté la présidence de Total pour celle d'Alcatel) coordone les différents aspects du dossier Yadana. Elle consacre un temps considérable à étudier et discuter les faits mis au jour par une jeune ONG, l'Observatoire Géopolitique des Drogues (OGD), qui s'était fait connaitre l'année précédente, lors de l'attribution du prix Nobel de la Paix à Mme Aung San Suu Kyi en médiatisant le label narco-dictature pour qualifier le régime militaire en place à Rangoon. Selon l'OGD, et sa lettre confidentielle, la Dépêche Internationale des Drogues(2) , le contrat passé entre Total et son partenaire birman MOGE (Myanmar Oil & Gas Enterprise) fait du pétrolier français un instrument du blanchiment de l'argent de la drogue. Le mécanisme est simple: les versements en devises effectués par Total à son associé birman -Caroline Mille elle-même reconnait un montant de quinze millions de dollars- sont utilisés pour amorcer un circuit de blanchiment pour des sommes beaucoup plus considérables. Ce système permet de justifier l'origine des fonds consacrés par le SLORC à divers achats, notamment d' armements.

Il s'agit d'un dispositif classique, voire primitif, appelé blanchiment par empilement simple. Un opérateur détient une somme X d'argent sale, qu'il doit réintégrer dans le circuit légal. Il lui suffit de disposer d'un montant Y, évidemment inférieur à X , mais d'origine licite pour amorcer la pompe. Dans l'exemple que Total nous offre en Birmanie, Y = 15 millions de dollars. Le SLORC, n'éprouvant pas la nécessité de recourir à une procédure élaborée, se bornera à pratiquer un empilement simple, avec une source unique d'argent licite: le versement de Total. Chaque fois que le régime de Rangoon aura à justifier l'origine des sommes qu'il verse à un fournisseur, le représentant du SLORC affirme qu'il s'agit bien de l'argent de Total, et pour faire plus vrai que nature, ses versements seront découpés en tranches de quinze millions de dollars. Une dizaine de ces tranches a été identifiée, dont au moins quatre -soixante millions de dollars- pour la fourniture d'hélicoptères polonais. Le procèdé était tellement connu qu'une plaisanterie circulait parmi les intermédiaires opérant à Rangoon, avant que le narco-financement soit dénoncé par les Etats-Unis, en 1996: On pouvait (presque) tout vendre au SLORC, à condition que la facture soit un multiple de quinze millions de dollars...

Jamais aucun membre de l'état-major de Total n'a tenté de réfuter de manière convaicante cette accusation de complicité de blanchiment d'argent de la drogue(3). Interrogée sur la "symetrie" entre les versements de Total et les décaissements du SLORC, particulièrement à l'égard de la Pologne, alors présidée par un autre prix Nobel de la paix, Lech Walesa, Caroline Mille a toujours affirmé que TOTAL n'entretenait de relations qu'avec MOGE, et n'était par là-même en rien impliqué dans le commerce des armes. Toutefois la volonté de transparence affectée par Total sur son dossier birman trouve rapidement des limites. Afin d'affiner une étude sur le système financier du SLORC, il était normal d'interroger la compagnie pétrolière française sur quelques points de sa ou ses transactions avec MOGE. A propos du versement reconnu et annoncé par TOTAL des quinze millions de dollars, s'agissait-il d'un seul versement sur un seul compte dans une banque birmane, ou de plusieurs transferts sur plusieurs comptes nominatifs ou numerotés, dans des paradis fiscaux? Ce qui implique nécessairement de s'interroger sur la porosité des frontiéres entre MOGE, société d'etat, et les circuits opaques de financement du SLORC. L'affirmation selon laquelle TOTAL ne traite qu'avec MOGE peut-elle reposer, dans le contexte birman, sur des bases sérieuses?

Le comportement de la compagnie et de ses représentants sur le territoire birman démontrent une évidence: TOTAL n'a qu'un seul interlocuteur, un seul associé: le SLORC. Comme le confirme un des rares journalistes invités sur le site du chantier, ce sont bien les organismes locaux du SLORC qui préselectionnent les candidats autorisés à se présenter à l'embauche du pétrolier; il en va de même pour les interprètes, seul moyen de communiquer entre les cadres français de TOTAL et la population locale. (Il est établi qu'aucun membre du personnel expatrié du pétrolier ne pratique la langue birmane)


LES HYDROCARBURES REPOSENT RAREMENT DANS LE SOUS-SOL DES DEMOCRATIES

Avant l'annonce de la signature par TOTAL d'un contrat d'exploitation du gisement gazier de Yadana, la ligne de conduite du pétrolier avait été tracée: conserver le profil le plus bas possible.

Des digressions sur les dures réalités auxquelles est confrontée l'industrie pétrolière émaillent un discours articulé des porte-paroles de TOTAL: "Les gisements d'hydrocarbures ne sont, en effet, pas toujours situés dans des pays considérés comme des modèles de démocratie. Cela ne vaut ni approbation ni soutien à ces régimes, poursuit le porte-parole, bien au contraire, l'ouverture sur le modernisme et l'international qu'apporte dans un pays fermé une compagnie comme la nôtre a des répercussions positives. Elle contribue à faire évoluer les mentalités , former des hommes -et des femmes- aux technologies les plus performantes, fait globalement progresser le niveau de vie dans notre zone d'intervention. Plus le chantier est important, plus la base vie sera dotée de moyens, qui induiront un chiffre d'affaires substantiel pour les populations environnantes. Nous consacrons des compétences et des ressources pour aider nos voisins à répondre à nos besoins, en les intéressant à des culture maraichères adaptées, à de l'élevage de volailles, porcs, poissons, crevettes etc. Dans un cas de ce genre la compagnie financera normalement des centres de soins (dispensaires) bâtiments, médicaments, personnel soignant dont des médecins. La compagnie veillera également sur les enfants et leur scolarité, donc écoles à construire et enseignants à recruter". Cet argumentaire, rodé en 1992, n'a pas varié d'un iota en six ans. Comme si à l'épreuve des faits, le chantier, à peine évalué en 1992, s'était déroulé en tous points conformément à une épure tracée sur papier dans un pays précédemment inconnu de la compagnie...

Sous la pression d' ONG ayant publié des rapports précis(4) (mais contestés par les pétroliers, qui ne les ont jamais invités à visiter leurs sites d'implantation) sur les populations civiles qui fuyaient en masse la région d'implantation du gazoduc et préféraient la précarité des camps de réfugiés en Thailande à la cohabitation avec l'armée birmane, Total finit, fin 1996 par organiser quelques visites de presse soigneusement encadrées, sur le chantier du gazoduc. Aucun visiteur ne passera plus de quelques heures sur le site, et tous ses contacts avec les villageois -TOTAL se déclare très fier de montrer les treize villages modèles proches du tracé de la conduite de gaz- se font par le truchement d'un interprete fourni par le SLORC. Ces courts voyages organisés ont pour vocation d'apporter un démenti cinglant aux accusations de mauvais traitement abondamment répandues, selon le pétrolier et l'ambassade de France par "les ennemis du régime" birman, qui tenteraient ainsi d'évincer la France de ce pays plein de promesses...

Dans sa documentation, TOTAL, en réponse aux critiques dont son projet birman fait l'objet, en rappelle ainsi les les principaux points: - le projet Yadana apporte à un pays très pauvre la chance de développer ses ressources naturelles et fournira pour les trente prochaines années l'énergie dont il a déséspérément besoin. - Localement, il crée des centaines d'emplois, et grâce à un exceptionnel programme socio-économique, il apporte des avantages substantiels aux habitants de la région, dont des médecins et des dispensaires, un programme de vaccination, la création et la modernisation d'écoles, une assistance au développement de l'auto-suffisance des villages., etc - Il crée un lien sans précédent entre le Myanmar et la Thailande, qui ont pendant longtemps entretenu une hostilité réciproque. - Ce projet contribue au développement économique du pays, ce qui va -probablement graduellement- l'encourager à améliorer ses relations avec le reste du monde et promouvoir le progrès social. - Total et ses sous-traitants emploie des centaines de birmans adultes, tous volontaires, embauchés avec impartialités et payés au-dessus des standards locaux. TOTAL n'acceptera jamais de recourir au travail forcé ou au travai d'enfants sur n'importe quel projet au Myanmar ou ailleurs dans le monde. - Le futur gazoduc aura un impact minimum sur l'environnement local. Son tracé a été soigneusement choisi avec des experts internationaux, et les quelques régions où des arbres ont été abattus seront replantées. - Enfin, le projet ne génère aucun revenu financier net pour les autorités du Myanmar et ne le fera pas pendant plusieurs années


NOTES

(1) Serge Tchuruk, artisan, avec l'actuel PDG (l'ex directeur exploration/production) Thierry Desmaret, de l'implantation de TOTAL en Birmanie, garde de chez ALCATEL, un oeil sur ses précédentes activités, car il demeure administrateur de TOTAL. M. Tchuruk avait remplacé au pied levé Pierre Suard, l'ancien PDG d'Alcatel dans l'incapacité de poursuivre ses fonctions, à la suite de sa mise en examen pour abus de biens sociaux.

(2) Dans son N° 24, la Dépêche Internationale des Drogues titre sa coverstory: "le pipe line de l'argent sale" et définit les modalités de cette opération de blanchiment, indirectement confirmée par des officiels polonais, qui ont affirmé que les livraisons d'hélicoptères au SLORC étaient financées par "l'argent de TOTAL", alors que de son côté, la compagnie pétrolière affirme n'avoir pour seul interlocuteur la MOGE....

(3) Lorsque cette accusation a été reprise par le Nouvel Observateur, (5/6/97) le directeur de la communication de TOTAL, M. Delaborde a répondu: " il est absurde d'écrire que TOTAL participerait à sa façon au blanchissement de l'argent de l'heroïne". Ne voir dans l'argent licite que la couverture d'un argent illicite, c'est ne pas vouloir comprendre que seul le développement peut permettre à un pays pauvre comme la Birmanie d'échapper à l'économie de la drogue...." (voir annexe) Total ne parvient pas à masquer une réalité gênante: Il n'a jamais et nulle part été démontré que verser de l'argent à une mafia l'ait amenée à renoncer à ses trafics. illicites

(4) Voir à ce propos rapports «Total Denial» de South East Asia Information Network et Earth Right International, juin 1996, ainsi que «la Birmanie, TOTAL et les droits de l'homme: dissection d'un chantier» FIDH, octobre 1996



LE FARDEAU BIRMAN

Ouvrir la Birmanie aux compagnies pétrolières internationales constitue la première conséquence de la nouvelle politique économique du SLORC. Il s'agit d'une priorité d'autant plus incontournable, car, alors que le sous-sol recèle des gisements déjà repertoriés d'hydrocarbures, le pays, constamment à court de devises, est importateur de carburant.

La compagnie d'état MOGE (Myanmar Oil &Gas Enterprise) ne dispose d'aucun des moyens -financiers et techniques- permettant d'envisager d'opérer off shore, là où les gisements de gaz sont les plus prometteurs. Des périmètres de recherche sont tracés au large des côtes birmanes, dans le golfe de Martaban, en mer d'Andaman. Des relevés sismiques et des études stratigraphiques, conduites durant la décennie 80 avaient notamment décelé la présence d'un gisement gazier prometteur nommé Yadana (en birman: joyau) mais aucun accord n'avait pu être signé avec le régime autarcique du général Ne Win, pour qui s'associer avec un grand groupe étranger équivalait à signer un pacte avec le diable.

A partir de 1989, le général Kin Maun Thein, nouveau ministre de l'énergie du SLORC (muté au poste de ministre de l'économie en novembre 1997), auquel MOGE est rattachée, doit impérativement aboutir à des contrats, source de devises fortes et « propres » dont dépend la survie du régime. Un partenariat avec MOGE dans la recherche-exploitation est donc proposé aux pétroliers internationaux, mais. seules les clauses portant sur le partage de la production s'avèrent classiques.

En effet les gisements potentiels proposés par le SLORC présentent une particularité de nature à compliquer considérablement leur mise en exploitation. Le gaz naturel extrait du golfe de Martaban doit être acheminé chez l'unique client -la compagnie Thailandaise d'électricité EGAT- par gazoduc. Quel que soit le tracé définitif retenu, sa section terrestre traversera nécessairement des territoires -revendiqués et, en 1992, tenus- par des minorités ethniques en conflit ouvert avec l'armée birmane.

Quel qu'en soit le maitre d'oeuvre, le chantier du gazoduc est ainsi placé au centre de l'imbroglio ethnico-politico-militaire dans lequel se débat la Birmanie depuis son indépendance. Cette évidence a rapidement dissuadé plusieurs candidats, parmi les majors, de s'engager dans une aventure difficilement chiffrable.

Selon des sources ayant eu à connaitre les négociations entre MOGE et certains candidats opérateurs de Yadana, et qui ont refusé d'être citées, les contraintes découlant du gazoduc entrainent nécessairement l'opérateur dans une véritable spirale de collaboration avec le SLORC en matière de sécurité. Dans ce cadre contraignant, le SLORC a imposé l'adjonction de clauses secrètes(1) portant notamment sur la résiliation automatique du contrat en cas de contact -direct ou non- entre l'opérateur et tout groupe d'opposition au régime.

Un étonnant aperçu de l'étroitesse de la marge de manoeuvre des partenaires pétroliers du SLORC a été produit début 97 par la compagnie californienne UNOCAL, entrée en 1994 dans le consortium Yadana. Un actionnaire (voir annexe) avait déposé, fin 96, une proposition de résolution à soumettre devant la prochaine assemblée générale d'UNOCAL, demandant aux membres du conseil d'administration exterieurs à la compagnie d'enquêter sur les accusations de blanchiment d'argent de la drogue formulées à l'encontre du partenaire birman MOGE. La direction d'UNOCAL, dans une lettre à la SEC (Security & Exchange Commission - le gendarme de la bourse américaine) réclame son rejet préalable. Pour appuyer sa requête UNOCAL invoque la « loi sur les secrets officiels du Myanmar » dont la section 3 stipule qu' « il est interdit à quiconque, à des fins préjudiciables à la sécurité des intérêts de l'Etat, d'obtenir, publier ou communiquer à toute personne quelque information qui pourrait être -directement ou indirectement- utile à un ennemi ». UNOCAL souligne que, conduire les investigations requises par la proposition exposerait UNOCAL et ses personnels à des poursuites pénales pour atteinte à la sûreté de l'état du Myanmar.

En mars 1997, la SEC rejeta la demande de la direction d'UNOCAL, ce qui permit à la proposition d'enquête d'être soumise début juin aux actionnaires lors de leur assemblée générale. Obtenant plus de cinq pour cent des votes, cette proposition sera,au grand dam de la direction, automatiquement reconduite en 1998.

A la suite d'une plainte déposée contre UNOCAL pour complicité de travail forcé, expropriation et abus divers, par les représentants de paysans birmans de la région du gazoduc devant la cour fédérale de Los Angeles, un juge s'est déclaré compétent en mars 1997. Dans son arrêt, il souligne qu' UNOCAL, ainsi que TOTAL, son partenaire et chef de file dans le consortium Yadana sont éventuellement complices de «violation grave des droits de l'homme » en raison de leurs relations financières avec la dictature militaire birmane, qui assure la sécurité de leur chantier de gazoduc et qui leur a fourni de la main d'oeuvre pour la construction d'infrastructures. Le juge a précisé que, si les allégations de travail forcé liées au chantier, ou à sa sécurité, étaient prouvées devant la cour, la responsabilité du consortium serait apparentée au «trafic d'esclaves ». Rejetant l'argumentation d'UNOCAL, selon laquelle la compagnie américaine ne saurait être tenue responsable pour des «allégations sans fondement contre un partenaire étranger », le juge a déclaré qu'UNOCAL et ses dirigeants auraient à en répondre, si la preuve est apportée que la compagnie et le gouvernement du Myanmar avaient «conspiré ou agi conjointement pour priver les plaignants de leurs droits en vue de sauvegarder leurs intérêts financiers dans le projet de gazoduc Yadana ».

Unocal a décidé d'interjeter appel, mais n'est surement pas au bout de ses peines judiciaires, car une action pour complicité dans le blanchiment de l'argent de la drogue exportée de Birmanie sous la supervision du SLORC est pendante, ce qui ne manquera pas de provoquer des remous en son conseil d'administration et parmi les actionnaires.


UNE COLLABORATION DIFFICILE A DEFENDRE

La direction de TOTAL était, dès ses premiers forages exploratoires dans les eaux territoriales du Myanmar, consciente du boulet que pourrait représenter le "fardeau birman" si la compagnie devenait opérateur dans ce pays. Difficile, en effet, d'ignorer dans quelles conditions le SLORC était parvenu et se maintenait au pouvoir, comment le régime avait en 1990, purement et simplement annulé les élections législatives organisées par lui, maintenait assignée à résidence la prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi et pourchassait sans relâche dans tous le pays les élus de son parti, la Ligue Nationale pour la Démocratie ainsi que les étudiants, moines, syndicalistes, représentants de la société civile qui avaient cru aux promesses d'élections libres.

Etaient également connues de l'état-major du pétrolier les nouvelles sources de financement auxquelles recourt un régime économiquement asphyxié par l'escalade de ses dépenses militaires, l'incompétence généralisée de ses principaux responsables, la fermeture de l'ensemble des guichets de l'aide internationale. La captation systématisée de l'argent de la drogue par les généraux, en connivence avec les barons de l'héroïne menant grand train dans la capitale, ne pouvait échapper au sens de l'observation qui fait la force des pétroliers.

Impossible aussi d'ignorer que ces ressources, auxquelles s'ajoutent celles tirées du saccage des dernières forêts de tek d'Asie, et de l'emploi généralisé du travail forcé non rémunéré ne suffisent pas à équilibrer les comptes d'une économie minée par la corruption.

Quand furent délimités, en 1991, les permis d'exploitation gaziers dans le golfe de Martaban, il ne subsistait plus aucun doute. Quel que soit le chef de file du gisement Yadana, il lui incomberait d'évacuer par gazoduc la production vers le seul client solvable (à l'époque) de la région: la Thaïlande. Avant de parvenir chez le consommateur, le tube traverse nécessairement une bande de territoire terrestre birman non contrôlé par Rangoon depuis l'indépendance du pays.

Rapidement, les négociateurs de TOTAL constatent chez leurs homologues birmans un état d'esprit rigide dont ils avaient été prévenus par leurs conseillers extérieurs: pour le SLORC, envisager une quelconque forme de dialogue avec la rébellion Karen, qui tient depuis plus de quarante ans une longue bande de territoire jouxtant la frontière birmano-thailanadaise, est éliminatoire.

Traiter avec le régime de Rangoon exclut tout contact avec l'opposition, qu'elle soit l'expression démocratique des voeux de la population, ou "ethnique" et armée, en guerre ouverte depuis des décennies pour obtenir ce qui figurait dans la constitution du pays préparée par Aung San, un vrai fédéralisme et non pas une domination birmane centralisée.

Pour être surs de bien se faire comprendre, les généraux du SLORC font savoir clairement à leurs interlocuteurs que tout contact, officiel ou non, direct ou non, entre un contractant et des opposants serait sanctionné par l'annulation des contrats en cours, sans indemnisation, avec inculpation éventuelle des représentants en Birmanie de la compagnie s'étant rendue coupable de ce qui pour eux relève de l'"intelligence avec l'ennemi".

Dans le cas du gisement gazier Yadana, la marge de manoeuvre laissée à l'opérateur est particulièrement réduite: se lancer dans cette entreprise -le plus gros investissement jamais implanté en Birmanie- a un corollaire incontournable: prendre fait et cause pour le régime, miser sur sa victoire militaire contre les Karen, être éventuellement amené à y contribuer, et , ayant ainsi choisi son camp, se trouver aux côtés de la junte, opposé au respect de la volonté populaire, qui, lors des élections de 1990, a massivement opté pour la démocratie (le parti de Mme Aung San Suu Kyi avait remporté plus de quatre-vingt pour cent des sièges). Les représentants de l'opposition ont clairement laissé entendre qu'en cas d'arrivée au pouvoir, tous les contrats passés avec le " régime illégal du SLORC " seront réexaminés, à commencer par ceux portant sur l'exploitation d' hydrocarbures.

Ces données contredisent la doctrine rappelée par le pétrolier dans tous ses argumentaires se rapportant à ses activités en Birmanie: "La présence de la compagnie n'apporte ni soutien politique ni soutien économique, ni caution au régime en place à Rangoon... "(2).

Dans le contexte particulier de la guerre contre les Karen, qui remonte à l'indépendance, prendre parti pour Rangoon ne signifie pas nécessairement voler au secours de la victoire à bref délai. Combien de fois les militaires birmans ont crié victoire et annoncé que telle campagne était la dernière...

Les contrats de fourniture de gaz s'accomodent mal des incertitudes et des hasards de la guerre sur un terrain propice aux opérations de guerilla -Un petit groupe d'hommes déterminés peut aisément détruire du matériel de chantier long et coûteux à remplacer, prendre des techniciens en otage, saboter des installations vitales...-

Toutes ces considérations de bon sens aboutissent à une évidence: Lorsque TOTAL a décidé de répondre à l'appel d'offres Yadana, sa direction dispose nécessairement d'éléments lui permettant de tabler sur une élimination de la menace karen avant la pose du tronçon terrestre du gazoduc. Cette certitude ne saurait reposer exclusivement sur les déclarations d'intention des généraux birmans, dont les performances contre les Karens n'ont pas donné les résultats annoncés. -début1992, l'état-major et le général Khin Nyunt, chef du renseignement militaire, promettaient publiquement la chute de Manerplaw, le quartier général karen, avant la fête des forces armées, en avril.- alors qu'elle nécessitera trois ans de combat supplémentaires.

Certes, depuis l'avènement du SLORC, des "progrès" de l'armée birmane sont perceptibles. Le terrain gagné pendant les campagnes de saison sèche n'est plus systématiquement perdu pendant la mousson. Toutefois la résistance, lors de la signature du contrat gazier, est loin d'être éradiquée, d'autant que les nécessités du "maintien de l'ordre" pendant les évènements de l'été et l'automne 1988, puis le non-respect par le pouvoir du résultat des élections en mai 1990 ont conduit les unités d'élite, déployées en urgence dans les villes, à abandonner des positions stratégiques chèrement conquises durant les campagnes précédentes.

La compagnie pétrolière a cru pouvoir se plier aux exigences de la junte birmane car elle disposait d'informations sur les moyens prévus contre la résistance karen si les méthodes classiques n'aboutissent pas dans les délais impartis.

La compagnie TOTAL est depuis longtemps présente en Thailande où elle entretient de cordiales relations avec son partenaire local PTT, associé au projet Yadana. Elle a donc toute latitude pour obtenir des garanties concernant la pérennité du retournement de la politique de Bangkok envers le régime de Rangoon en général et la résistance karen en particulier. La qualité de ces liens avec la Thailande est attestée par l'audience -une faveur rare- accordée en 1992 par le roi Bumidhol au PDG de l'époque M. Tchuruk.

Jusqu'à l'avènement du SLORC, les gouvernements thais ne se départissaient pas d'une sourde hostilité à l'encontre de leur voisin occidental, perçu comme l'ennemi héréditaire. Cette attitude était nourrie par des siècles de conflits ayant culminé par le destruction au XVIII ème siècle de la capitale du Siam, Ayuthaya par les armées birmanes. Cela conduisit notamment les thailandais à accepter l'offre de leur allié japonais de rectifier en 1942 la frontière en leur faveur, en annexant les états Shan, modification annulée en 1945. Après l'indépendance birmane, Bangkok, soutenu par les Etats-Unis, voyait d'un oeil favorable se développer sur sa frontière ouest une sorte d'état tampon censé protéger le royaume contre la poussée communiste redoutée depuis 1949 et l'arrivée de Mao à Pekin. A partir de 1962, et la prise de pouvoir du général Ne Win, la Birmanie se réclamait d'ailleurs du socialisme, dont il prétendait emprunter la voie birmane.

Le dessein karen d'un état indépendant, le Kaw Thoo Lei, jouxtant la frontière thailandaise ne rencontrait aucune opposition à Bangkok. Les autorités thailandaises laissaient transiter -contre rétribution- armes et munitions destinées à la KNLA (Karen National Liberation Army), ne s'opposaient pas à l'achat des minerais et bois durs exportés sur leur territoire pour le compte de la KNU (Karen National Union), fermaient les yeux sur l'installation de postes de douane tenus par les Karen, qui prélevaient un pourcentage sur toutes marchandises exportée de Thailande sur la Birmanie, et vice-versa, leur fournissant d'appréciables revenus.

Cette neutralité bienveillante et intéréssée, voire cette complaisance thailandaise à l'égard des Karen bascule brutalement en décembre 1988 avec la visite à Rangoon du nouveau ministre thailandais de la défense, le général Chaovalit Yongchaiyut, qui n'a jamais caché son ambition de devenir premier ministre (fonction à laquelle il accède en décembre 1996 et dont il doit démissionner en novembre 1997, pour son incapacité à affronter la crise financière).

Alors que les généraux birmans venaient à peine d'écraser dans le sang le mouvement démocratique, la visite du haut responsable thailandais constitue pour le SLORC, traité par la communauté internationale en paria, un véritable ballon d'oxygène. Le général Chaovalit entend rentabiliser au maximum cette opportunité et revient de Rangoon avec des promesses de concessions forestières qui se concrétisent l'année suivante. Ces débuts de collaboration économique Bangkok-Rangoon annoncent de sombres lendemains pour les karen et les autres rébellions considérant depuis des décennies la Thailande comme une base arrière. Désormais, l'armée thailandaise ne s'oppose plus aux incursions de l'armée birmane pour prendre à revers les places fortes de la résistance. Pire encore: les camions de compagnies forestières thailandaises, souvent trés proches des familles de généraux, dont Chaovalit, ne répugnent pas à charger des troupes birmanes qu'elles transportent en territoire thailandais, afin de maximiser l'effet de surprise dans la prise à revers des bases karen.

La visite à Rangoon du général Chaovalit était souhaitée et soutenue par des groupes d'hommes d'affaires thailandais dont l'objectif, depuis des années, était de pouvoir accéder aux ressources et à l'hinterland que représente pour eux le sud-est de la Birmanie. Impensable sous la dictature autarcique de Ne Win, l'avènement du SLORC et son discours d'ouverture économique ouvrent enfin des perspectives sur un vaste projet de développement, le "western Seabord" (côte Ouest) dans les cartons des firmes de travaux publics depuis des années.

Pour décongestionner la mégalopole de Bangkok, un lien routier et ferroviaire avec le littoral birman de la mer d'Andaman où devrait être creusé un nouveau port. Sur cet itinéraire, à cheval sur la frontière birmano-thai des zones industrielles exploitant les capacités d'une main d'oeuvre très bon marché seraient implantées. Outre le désengorgement de la capitale et de Sattahip, son port sur le golfe de Thailande, Cet axe présenterait aussi l'avantage de raccourcir de plusieurs jours le transport des marchandises vers et en provenance d'Europe, court-circuitant les encombrements et les dangers du détroit de Malacca. Pour ouvrir la voie à ce rêve de développeur, quoi de mieux qu'un gazoduc empruntant ce futur corridor? à charge pour ses promoteurs d'éliminer les obstacles, " gênants pour tous " au premier rang desquels figure la résistance karen.

C'est dans ce contexte, à la conclusion des premiers contrats de TOTAL avec le SLORC sur le gisement Yadana qu'intervient à Bangkok l'audience -exceptionnelle - accordée par le roi de Thailande à M. Tchuruk, le PDG de la firme pétrolière française. Selon plusieurs témoignages, il s'agissait, pour le pétrolier, d'obtenir de l'autorité suprême en Thailande la confirmation, si ce n'est la garantie, du caractère irréversible du retournement de l'attitude de Bangkok envers la Birmanie.

S'assurer personnellement que les militaires birmans et le pétrolier avaient bien, aux yeux de la Thailande, carte blanche pour "aplanir les obstacles " subsistant sur le tracé du futur gazoduc. La constitution thailandaise ne donne pas au souverain de responsabilité politique et il est très improbable que le monarque s'abaisse à donner un avis, à un étranger de surcroit, sur une question aussi triviale que le tracé d'un gazoduc. Toutefois, le simple fait pour M. Tchuruk d'avoir été reçu en audience royale à ce moment là peut passer pour une forme de caution suprême, de nature à apaiser les réticences qui auraient pu se manifester au sein de son conseil d'administration ou ailleurs, sur la viabilité de l'engagement birman de TOTAL.

Ayant ostensiblement obtenu satisfaction à Bangkok, la direction de TOTAL a les coudées franches pour planifier le déroulement de ses opérations en Birmanie, mettre au point, avec des experts exterieurs à la compagnie, les modalités à prévoir pour "aplanir l'obstacle Karen " , mettre en place un dispositif de "contrôle des résultats" de l'armée birmane, et envisager les mesures d'assistance à lui apporter pour garantir le respect des délais.

En parallèle des pressions ont été exercées sur l'autre minorité concernée par le tracé du futur gazoduc: les Môn. Un homme d'affaire thailandais, M. Xuwychai, très influent au sein de la coalition gouvernementale a joué les intermédiaires. Bénéficiant d'excellents contacts avec des responsables du SLORC, avec lesquels, il a, lui aussi mis en route de bonnes affaires, notamment forestières, se targuant d'une ascendance Môn, il pousse les dirigeants du MNSP (Môn National State Party) qui poursuit une guerrilla contre Rangoon à ouvrir des pourparlers avec le SLORC.

Comme il arrive souvent dans la Birmanie dictatoriale, les promesses faites aux Môn par le SLORC n'ont pas été tenues. En particulier les garanties portant sur le fait que l'armée birmane ne viendrait pas recruter de main d'oeuvre forcée, et que le droit de poursuivre un enseignement en langue Môn serait respecté... Une scission est intervenue au sein du mouvement Môn dont l'une des factions a repris les armes.


NOTES

(1) Depuis l'annonce officielle en 1992 de l'obtention par TOTAL du contrat Yadana, aucune demande de contact avec le pétrolier formulée par le gouvernement en exil birman , ainsi que celles déposées par la Karen National Union (qui à l'époque tenait le territoire traversé par le futur gazoduc) n'ont reçu de réponse. En avril 1997, une délégation birmane présidée par le Dr Sein Win, premier ministre en exil, de passage à Paris, n'a pas non plus reçu la moindre réponse à sa demande de rencontre.

(2) Cet argumentaire récurrent est contredit par le patron de la filiale birmane de Total (TOTAL MYANMAR EXPLORATION & PRODUCTION- TMEP) qui affirme sur le site web de son partenaire américain UNOCAL, dans une interview du 17 mars 1997: « il ne faut pas oublier, souligne Hervé Madéo, que l'une des retombées du projet Yadana est d'avoir relancé la confiance des investisseurs dans le Myanmar. Maintenant, le pays a une garantie de revenus sur les trente prochaines années, son aptitude à recevoir des crédits a engendré un effet boule de neige...» <http://:www.unocal.com/myanmar/total/madeo/htm>

 

SUCCES SUR LE TERRAIN, DIFFICULTES MEDIATIQUES

Le contrat finalisant en 1994 la constitution du consortium Yadana(1), dont TOTAL est chef de file, stipule que les premiers métres cube de gaz doivent parvenir à la centrale thermique thailandaise de Kanchanaburi en juillet 1998.

La phase cruciale de la pose du tronçon terrestre du gazoduc en territoire birman s'est déroulée de la mi-1996 à l'été 97, selon le calendrier prévu. Le tube, venant de la côte, sur la mer d'Andaman, a atteint, après soixante-trois kilomètres, la frontière thailandaise, au lieu-dit Ban-I-Tong, à la fin de la saison sèche.

En apparence, une réussite du consortium: les délais ont été tenus, aucun mouvement rebelle hostile au projet n'est parvenu à enrayer la logistique de TOTAL et de ses sous-traitants. Pourtant, aucune cérémonie publique n'a marqué ce succès dans un environnement difficile.

Le climat dans lequel baignent les affaires en Birmanie -après vingt-six ans d'autarcie- ne passait déjà pas pour attrayant(2) à l'avènement du SLORC et son annonce d'ouverture économique. Il devient, pour beaucoup d'opérateurs potentiels, malsain à partir de la reconnaissance officielle par les Etats-Unis du poids majoritaire de l'argent de la drogue dans l'économie(3). Un an après, en mai 1997, le président Clinton prend des sanctions, interdisant tout nouvel investissement américain dans ce pays. Parallèlement, les guichets de l'aide internationale(4) demeurent fermés pour le SLORC, alors que jusqu'en 1988, près de trente-cinq pour cent du budget birman en provenait.

Ces considérations "climatiques", fondées sur des faits connus de longue date - Les publications spécialisées avaient, Cinq avant l'ambassade américaine, balisé l'étendue de la "narcoisation" de la Birmanie - ont, à l'évidence, contribué au refroididdement de la concurrence, dissuadant certaines "majors" de l'industrie pétrolière de répondre à l'appel d'offres Yadana.

Contrairement aux déclarations médiatisées de sa direction (5), TOTAL n'a pas été pris au dépourvu quand la vague de réprobation sur son engagement en Birmanie a débordé du milieu associatif de défense des droits de l'homme pour gagner les medias généralistes. La première alerte sérieuse en France tombe au creux de l'été 1996, avec l'interview d'Aung san Suu Kyi au journal Le Monde, qui donne lieu à la réplique -surprenante par ses contrevérités- de Daniel Valot (6), le directeur de la production de TOTAL

Une série de mesures préventives avait été prise dès le début de l'aventure Yadana. Ces dispositions ont en commun le partage du risque, ou plus généralement, du fardeau birman. Ne pas être seul à subir les retombées d'une étroite association avec un régime illégitime se livrant à des pratiques condamnées chaque année par l'Assemblée générale de l'ONU: violations massives des droits de l'homme élevées au rang de nettoyage ethnique, travail forcé non rémunéré et trafic d'héroïne.

D'abord, la compagnie française choisit de ne pas rester isolée en Birmanie. Le contrat signé en 1992 n'imposait ni ne suggérait de partenaire autre que la MOGE birmane et le client Thailandais PTT. Pourtant, TOTAL, qui dispose en propre de tous les moyens techniques et financiers requis par la mise en exploitation de Yadana, fait preuve d'une ténacité, rare dans cette industrie, pour faire entrer dans le consortium UNOCAL (7), jusque là considéré comme un concurrent. Les conditions dans lesquelles cette cession est intervenue demeurent opaques, mais, selon des analystes du secteur, UNOCAL n'a pas payé cher son ticket d'entrée dans Yadana. Il lui aurait notamment été précisé que le gazoduc à construire sera d'une rentabilité supérieure aux prévisions publiées, car il est discrètement conçu pour exporter sur la Thailande, en plus du gaz provenant de Yadana, celui extrait d'autres gisements en mer d'Andaman, comme celui de Yetagun dont la mise en service est prévue pour fin 1998. (Les économistes s'accordent pour considérer que la rentabilité d'un gazoduc est fortement accrue lorsqu'il est utilisé pour transporter la production d'un concurrent.)

Autre précaution, relevant de la même stratégie de "partage du fardeau birman" , le président Tchuruk constitue un comité stratégique composé de personnalités extérieures à la compagnie, sélectionnées pour leur prestige international. Se retrouvent au sein de cette instance consultative des hommes comme Raymond Barre, Javier Perez de Cuellar (ancien secrétaire général de l'ONU),.... auxquels sont censés être soumis les projets "à risque". En fait ce comité, qui se réunit très irrégulièrement, n'est pas là pour rendre des avis motivés, mais comme chambre d'enregistrement de prestige. Dans l'esprit de son promoteur, une décision validée par une instance où siège un ancien secrétaire général de l'ONU, ne saurait être considérée comme ouvrant la voie à de graves violations des droits de l'homme. En fait, ce conseil des « sages experts » n'a pas vocation unique de dédouaner TOTAL en Birmanie, mais d'une manière plus large, de cautionner des choix déjà décidés par la direction....

Par acquis de conscience, sur les conseils d'une personnalité amie, peut-être pour donner à la nouvelle direction -suite au départ imprévu de Serge Tchuruk pour Alcatel- l'occasion d'obtenir confirmation de la validité de sa politique birmane, la compagnie pétrolière fait appel en 1995 à un consultant en sécurité, proche d' une société spécialisée en intelligence économique, Intelco (8).

L'«expert » en mission en Birmanie, proche de certains milieux du renseignement militaire français, s'avère un adepte "des idées simples dans un extrême orient qui devrait l'être également". Découvrant sur place que la présence de TOTAL fait l'unanimité contre elle parmi les différentes formes d'opposition au SLORC, il en tire une conclusion rapide, voire hâtive, et, ce qui n'est pas vraiment conforme à ce que son employeur attendait, s'empresse de la rendre publique. Selon l'expert, qui publie ses analyses dans des revues spécialisées, " comme à Fachoda sur le haut Nil au siècle dernier, ou plus récemment lors de la reprise des essais nucléaires français dans le Pacifique, un complot anglo-saxon est à l'oeuvre pour faire barrage aux légitimes aspirations de la France dans cette région ".

Sans s'arrêter aux spécificités du SLORC et à la constante volonté du pétrolier français de conserver en Birmanie le profil le plus bas possible, le consultant en intelligence économique ne ménage pas ses critiques et se lance dans une exégèse des multiples lacunes, selon lui, de l'action de TOTAL.

Ayant le sentiment de ne pas être suffisamment entendu par ses commanditaires il décide de médiatiser ses " découvertes " et use de son réseau de relations pour faire paraitre ses " analyses " d'abord dans la prestigieuse " revue de la défense Nationale " puis dans le magazine économique " challenge " et dans la revue de l'intelligence économique " veille " où est annoncé que le cas TOTAL en Birmanie présente des caractéristiques telles qu'une étude particulière lui est consacrée, un véritable cas d'école.

Délibérément ou par inadvertance, le collaborateur d'INTELCO en Birmanie fait publiquement voler en éclats le credo du pétrolier français, confirmant a posteriori les affirmations de Mme Aung San Suu Kyi. Contrairement aux assertions de sa direction, TOTAL joue un rôle politique majeur en Birmanie, et constitue le principal soutien économique au régime militaire, de par sa position de chef de file du plus grand projet d'investissement jamais lancé en Birmanie. L'analyse d'Intelco, dont TOTAL s'oppose -avec succès- à la publication, considère que l'entourage "anglo-saxon" d'Aung San Suu Kyi, par son militantisme en faveur de sanctions économiques contre le régime, a pour objectif prioritaire la chute du SLORC, avec son corollaire: la remise en cause des contrats gaziers passés avec lui.

Intelco développe un argumentaire sur les motivations économiques cachées mais transparentes, selon l'analyste, de cet entourage: donner la place éminente de TOTAL en Birmanie à des pétroliers anglo-saxons (pourtant déjà dans Yadana avec UNOCAL) et induit que le pétrolier français, pour préserver ses acquis, n'a d'autre choix que soutenir la junte, et obtenir dans cette démarche un solide appui gouvernemental...

Cet appui étatique n'a, en réalité, jamais fait défaut à TOTAL, et braquer ainsi les projecteurs sur les implications de sa présence en Birmanie est peu apprécié du pétrolier, qui a toutes les raisons de vouloir maintenir la fiction de sa parfaite neutralité


NOTES

(1) Le consortium Yadana: TOTAL: 31,24 %, UNOCAL: 28,26 % PTT: 25,5 % MOGE : 15%

(2) Seules quelques entreprises -souvent françaises- attirées par le contexte si particulier des affaires avec le SLORC, vantent publiquement l'ouverture du pays. Les cadres français à Rangoon se sont constitués en un club informel, la French Business Association, encouragé par l'Ambassade, et qui ne ménage aucun effort pour s'attirer les bonnes grâces du régime. (au lendemain de l'annonce des sanctions américaines contre le SLORC, le président de la FBA, M. Bruno Desies, représentant de l'Air liquide en Birmanie, s'est précipité chez l'un des plus importants généraux du SLORC pour l'assurer de sa solidarite, information parue dans le journal officiel du régime, le « new light of Myanmar »). Ses relais à Paris donnaient à ce club une crédibilité non négligeable.

(3) Voir interview au monde déjà citée

(4) Voir le "country report" publié par l'ambassade américaine à Rangoon, cité par ailleurs, qui évalue à 70% les devises du pays ayant leur source dans le trafic de drogues.

(5) Il est fait référence ailleurs aux condamnations répétées annuellement du SLORC par la commission des droits de l'homme de l'ONU à Genève-un record absolu-

(6) Ne se contentant pas de manifester dans le Monde son "étonnement" de "découvrir l'hostilité" d'Aung San Suu Kyi au contrat Yadana, le numéro deux de TOTAL affirme -il sera démenti par l'une des ONG citées dans les colonnes du même journal- «avoir répondu aux interrogations» de deux associations humanitaires -Amnesty International et Refugees International-concernant la démarche de sa compagnie sur le terrain, alors que ces ONG, parmi d'autres, avaient dénoncé les exactions à l'encontre des populations occasionnées par les préliminaires du chantier et déplorent de ne pas recevoir d'autorisation pour organiser sur place une mission d'observation. Dès l'annonce du contrat gazier, l'opposition au SLORC, toutes tendances confondues, avait largement diffusé les raisons de son hostilité au projet, «un appui multiforme à un régime illégitime»

(7) La compagnie californienne UNOCAL, de dimension bien moindre que TOTAL (CA, marge...) est connue pour les risques qu'elle prend en Asie. Elle s'est engagée en Afghanistan dans de délicates opérations de soutien à différentes factions en guerre, dont les talibans, dans l'espoir de construire sous leur protection un gazoduc reliant les gisements gaziers turkmènes à l'océan indien.

Le consortium Yadana se montre extrêmement discret sur l'utilisation future de son gazoduc. Si son projet d'en louer la capacité de transport à d'autres opérateurs était connu, l'hostilité à sa construction en serait accrue d'autant. Il deviendrait alors quasiment la source unique de rentrées légales de devises du SLORC.

(8) Intelco, une branche d'une société parapublique proche du ministère de la défense DCI (Défense Conseil International) a été fondée par le général Pichot-Duclos, ancien patron de l'Ecole inter-armées du renseignement



LA FRANCE EN BIRMANIE (III): LES CIRCUITS POLITIQUES ET ECONOMIQUES

Dans sa ligne de "partage du fardeau birman", la direction de TOTAL a oeuvré pour qu'une large place soit occupée par la diplomatie française et le secteur privé; tissant ainsi une sorte de filet de sécurité, l'ébauche d'un consensus national, utile en cas d'attaques virulentes contre son action en Birmanie.

Bien que l'Etat ait cèdé ses dernières participations directes dans le capital de la compagnie, les habitudes et usages de cooptation hérités de la Compagnie Française des Pétroles perdurent. Combien de hauts fonctionnaires et de membres des cabinets, provenant des ministères de l'Industrie (qui supervise la Direction des Carburants), des Finances, de la Défense et du Quai d'Orsay "pantouflent" à l'etat-major de TOTAL? M. Joseph Daniel, en charge de la "corporate communication", par exemple, vient du cabinet du premier ministre Laurent Fabius. Les deux derniers PDG, responsables du choix Yadana, sont X mines et comptent parmi leurs camarades de promotion le gratin de la classe dirigeante française, public et privé confondus.

Dans cet entrelacs de relations personnelles, parfois familiales, avec le renfort de réseaux plus opaques (voir infra chapitre French-SLORC-Connection?), il n'a pas été difficile de faire passer une idée forte: la percée de TOTAL en Birmanie est d'intérêt national. Ce pays fermé jouit d'un potentiel en ressources naturelles unique en Asie continentale, et ne dispose ni du capital ni du savoir faire pour le mettre en valeur. L'implantation du pétrolier est une opportunité à saisir pour ouvrir la voie aux entreprises françaises dans cet "eldorado en devenir", placé au coeur de la zone d'expansion économique la plus forte de la planète (jusqu'à l'été 1997...).

Partout ailleurs en Asie du Sud-Est, la France n'occupe que des positions subalternes, aux derniers rangs des investisseurs européens, sans rapport avec sa position de quatrième exportateur mondial, alors qu'en Birmanie, la venue de TOTAL la propulse en tête. Les différentes variations sur ce thème -l'établissement d' une tête de pont hexagonale en Birmanie-ont emporté une forme d'adhésion, favorisée par une absence d'opposition à cette conception sommaire de la géopolitique, dans les milieux bancaires, le CNPF (Conseil National du Patronat Français), la Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris, et jusqu'au sommet de l'Etat.

Le président Chirac a lui-même jeté publiquement dans cette cause exotique le poids de sa fonction. Participant au sommet ASEAN-Europe, à Bangkok, début Mars 1996, il apporte son soutien au projet de gazoduc et reprend à son compte l'hypothése (1), prise comme un postulat, des bénéfices que le peuple birman tirera de l'exploitation du gisement Yadana.

Récidive en 1997: en pleine campagne électorale, entre la dissolution de l'Assemblée Nationale et le premier tour des législatives, pendant le voyage présidentiel en Chine, parait dans l'influente "Far Eastern Economic Review" une interview de Jacques Chirac. Prenant le contrepied des positions européennes -le conseil des ministres des affaires étrangères de l'Union a suspendu le mois précédent les avantages tarifaires appliqués aux exportations birmanes- le chef de l'Etat se prononce pour l'intégration inconditionnelle et immédiate de la Birmanie du SLORC au sein de l'ASEAN.

Pour l'ensemble des membres de l'Union Européenne(2), solidaires de l'opposition à la dictature, et de son porte-parole Mme Aung San Suu Kyi, avant d'intégrer l'ASEAN, le SLORC doit manifester de manière tangible son adhésion à des règles de base, en matière de respect des droits de l'homme, de non-recours au travail forcé, notamment.

En se démarquant ainsi de ses partenaires européens qui militaient contre l'élargissement immédiat de l'ASEAN à la Birmanie, le Président Chirac se montre un partisan résolu de "l'engagement constructif", (voir supra chapitre le paravent de l'engagement constructif) la ligne de conduite de l'association régionale, qui aboutit, en juillet 1997, à l'acceptation du SLORC en son sein.

A donc prévalu la formule diplomatique lancée en réaction à la prise de pouvoir du SLORC, consistant à ne s'ingérer en aucune manière dans les affaires intérieures de la Birmanie, tout en y faisant des affaires. Selon les promoteurs de cette politique, le développement induit par l'ouverture économique et l'exemple des voisins de l'ASEAN "civiliseront" le régime. Il est loisible d'apprécier, en dix ans, les progrès accomplis en tous domaines par la junte et tout spécialement en matière de recyclage d'argent de la drogue et de nettoyage ethnique.

Cette conversion présidentielle à "l'engagement constructif" envers la Birmanie, semble aussi être le fruit des relations personnelles particulièrement chaleureuses qu'entretient Jacques Chirac avec le "senior minister" de Singapour, M. Lee Kuan Yew,(3) et avec M. Mahathir Mohamad, premier minsistre malaisien(4), liés au tycoon sino-malaisien Robert Kuok, gros investisseur à Rangoon et fondateur du "Myanmar Fund" (voir chap parrainages et réseaux); tous fervents défenseurs de l'intégration de la Birmanie en l'état au sein de l'Asean.

L'intégration de la Birmanie pose très vite des problèmes internationaux: La Grande Bretagne, gouvernée par Tony Blair, hôte du prochain sommet ASEAN-EUROPE, se démarque de l'attitude de ses prédecesseurs conservateurs et s'empresse de faire savoir qu'il est exclu d'inviter à Londres le SLORC, ce qui a amené M. Mahathir à évoquer, en cas de maintien de cet ostracisme, l'annulation pure et simple du sommet, une rigidité qui ne devrait toutefois pas résister aux déboires économiques et financiers de la région

Lors de sa tournée en Asie du Sud-Est en Aout 1997, le nouveau secrétaire au foreign office (ministre des affaires étrangères) britannique, M. Robin Cook, a pris le contre-pied de la neutralité envers le SLORC observée par les gouvernements de Mme Thatcher et de M. Major en annonçant que les services de renseignement, de police et de douane prendront désormais « en priorité pour cible les trafiquants d'héroïne associés aux généraux birmans »(5).

L'engagement constructif français en Birmanie appuyé par le chef de l'Etat à Paris dispose logiquement d'un relai diplomatique à Rangoon. L'ambassadeur de France, en poste depuis la fin 1994, se montre naturellement un ardent défenseur de cette ligne politique.

Trouvant l'impact des relations publiques de TOTAL insuffisant, il n'hésite pas à donner de sa personne, et organise lui-même des briefings pour journalistes invités de la compagnie pétrolière. Il fournit notamment à un envoyé spécial de Radio-France-Internationale des éléments tendancieux intégrés dans un « vrai-faux débat » pour casser l'argumentaire d'un détracteur de l'action de TOTAL). Par un montage simple, des réponses péremptoires de l'ambassadeur sont accolées à des phrases préenregistrées du rapporteur de la FIDH(6); Cela donne une apparence de dialogue dans lequel l'ambassadeur et le représentant de TOTAL ont systématiquement le dernier mot, ce dont ils usent pour nier une évidence: les exactions auxquelles se livrent partout où elles sont déployées, les unités de l'armée birmane. La représentante de la FIDH se bornait à rappeler qu'aux termes du contrat Yadana, la sécurité de la zone du gazoduc est assurée par le SLORC. Etait également mentionnée par la FIDH -mais non passé à l'antenne- l'abondance de témoignages corroborés sur les atrocités ayant conduit une centaine de milliers d'habitants du sud-est de la Birmanie à préférer la précarité des camps de réfugiés sur la frontière thaïlandaise à la cohabitation avec l'armée birmane.

Parallèlement à ses prestations médiatisées, l'ambassadeur français s'efforce d'entretenir un dialogue avec la figure de proue de la démocratie birmane. Il fût le premier à recevoir à dîner Mme Aung San Suu Kyi à la levée -provisoire- de son assignation à résidence, après six ans de confinement. Malgré des contacts suivis avec la secrétaire générale de la Ligue nationale pour la Démocratie, l'ambassadeur n'a nullement réussi à la convaincre des bienfaits que le peuple birman devrait attendre de la mise en exploitation par TOTAL du gisement Yadana sous l'égide du SLORC.

L'ambassade de France dans la capitale birmane s'est muée en base logistique pour entreprises françaises de toute taille en quête d'affaires dans le pays. Priorité étant donnée à celles envisageant d'implanter un ou plusieurs expatriés, avec familles. L'objectif affiché est de parvenir à obtenir une "masse critique" de la communauté française. En 1996, un premier stade est atteint: les français sont les plus nombreux des résidents "occidentaux" dans le pays.

Les enfants comptent aussi. Suffisamment nombreux, ils justifient l'ouverture d'une école, ce qui est prévu à la rentrée 1997. Fonctionne déjà à Rangoon une école "TOTAL" mais le pétrolier aspire à la faire passer sous le girons de l'ambassade, ce qui est arithmétiquement possible quand, grâce aux nouveaux arrivants, les "enfants TOTAL" passent sous le seuil de cinquante pour cent. On triche un peu en ne comptant pas comme "TOTAL" les enfants des employés des sous-traitants.

L'anecdote de l'école française de la capitale birmane est éclairante: il ne s'agit pas pour TOTAL de réduire ses frais généraux, en cessant de gérer une petite école, mais de réduire -en apparence- le périmètre de sa présence en Birmanie; de passer pour une entreprise française parmi d'autres, et d'essayer de faire oublier une donnée qui risque de devenir "gênante": sans TOTAL, la présence française en Birmanie serait insignifiante.

Autre symptome de cette quasi-obsession de donner une dimension franco-birmane au dialogue TOTAL - SLORC: le soin apporté par M. Madéo (le patron de Total-Myanmar) à l'organisation des visites en France de hauts responsables du SLORC, sans nécessairement un lien avec l'industrie pétrolière. Il s'occupe ainsi de la venue à Paris du ministre birman du commerce, le général Tun Kyi (7) fin octobre 1994 et supervise ses rencontres avec différents milieux patronaux et politiques. Pilotée en France par une dynamique jeune société de commerce international, Andaman, la visite ministérielle contribue au bourgeonnement d'un "lobby pro-SLORC" à Paris. Seule ombre au tableau, le général birman n'est pas reçu par son homologue français M. José Rossi, qui fait savoir qu'il est "retenu en Corse", une manière élégante de ne pas vouloir se compromettre.

Un an plus tard, la visite à Paris d'une délégation plus étoffée du SLORC donne lieu à de minutieux préparatifs, sur lesquels, conjointement avec l'Ambassadeur, veille M. Madéo. Cette fois, le représentant de TOTAL accompagne la délégation à Paris. Le vice-ministre des Affaires étrangères et sa suite sont reçus en grand apparat au CNPF, en présence des dirigeants des plus grands noms de l'Industrie et de la Banque. Le ministre birman du commerce n'avait eu droit l'année précédente qu'à une réception au CFCE (Centre Français du Commerce Extérieur).

Ces efforts n'ont pas porté les fruits éspérés: la DREE (Direction des Relations Economiques Extérieures- Ministère des Finances) n'a pas jugé utile de répondre à l'invitation du CNPF. Contrairement aux souhaits de TOTAL, l'envoi d'une mission patronale en Birmanie n'est pas programmée pour l'année suivante, les perspectives financières du pays, en raison de la non-reprise de l'aide internationale, (en contradiction avec les prévisions du Conseiller Commercial) ne justifiant pas, selon l'organisation patronale, cette démarche.

Une troisième tentative pour développer les relations économiques franco-birmans est organisée dans une salle du Sénat en mars 1996. Une association "Asie Extrême", avec le parrainage du sénateur Jean François Poncet, ancien ministre des affaires étrangères, réunit une pleiade de dirigeants d'entreprises vantant leurs opérations en Birmanie et un parterre de candidats potentiels à cette aventure. Du côté birman, seul l'ambassadeur est présent. Les exposés sur la situation à Rangoon sont dépourvus de tout regard critique, allant même jusqu'à "oublier" de mentionner le caractère militaire du régime, ce qui vaut à l'orateur un rappel à l'ordre de l'ambassadeur birman, rappelant qu'il est lui-même officier supérieur. Les graves difficultés économiques qu'affronte le régime: trésorerie exsangue, balance des paiements déséquilibrée, lourd ratio d'endettement, fermeture des guichets de l'aide internationale, prévalence de l'argent de la drogue...ne sont pas mentionnés.

Le groupe Accor exprime sa confiance dans le potentiel touristique en faisant état de ses deux hôtels en construction, à Rangoon, un chantier d'environ trente millions de dollars confié à la Société Auxiliaire d'Entreprise et Mandalay, mais se garde de préciser que tous les risques financiers de cette opération sont supportés par le partenaire thailandais du groupe, sans que Paris ait déboursé un Franc. Discrètement, à l'automne 1997, le chantier du Sofitel de Rangoon a été interrompu, ce qui freine les ambitions que la firme SAE -c'était son unique contrat birman-, pilotée par l'ancien ministre de la coopération Michel Roussin (7) , avait placé sur le marché birman.

Les banques françaises sont démarchées et incitées à ouvrir des bureaux de représentation dans la capitale birmane, la BFCE , face à une concurrence squelettique, obtient l'exclusivité du traitement des cartes de crédit visa pour le pays. Les responsables du secteur Asie du Crédit lyonnais, dépêchés sur place, en sont revenus avec un avis défavorable à l'ouverture d'un bureau. La direction générale, décide de passer outre, sous quelle influence? Même le Crédit Lyonnais est désormais en position de recueillir la très hypothétique manne birmane, aux côtés de la Société Générale, Indosuez...Faisant de la France le pays « occidental » le plus bancarisé à Rangoon.

Cependant, réduite au statut de bureaux de représentation, cette présence française ne saurait corriger les tares du système financier birman. Comme le décrit un expert comptable expatrié, « les banques d'état, partenaires obligatoires des firmes étrangères, souffrent d'une absence totale de moyens informatiques assortie d'une paralysie paperassière telle qu'un simple transfert de compte à compte dans la même agence de la même banque prend un minimum de quinze jours »... Quant aux nouvelles banques privées locales, elles entretiennent, comme le souligne l'hebdomadaire Asiaweek (23 janvier 1998) des liens étroits avec les plus connus des « rois de l'opium ». La plus active, la « may-flower bank » est étroitement associée, selon l'hebdomadaire qui cite des responsables occidentaux de la lutte contre les stupéfiants, à Khun Sa. Cette banque a fait récemment l'acquisition de la compagnie aérienne intérieure Yangon Airways et s'est empressée d'ouvrir une nouvelle ligne, Rangoon-Lashio, au coeur du « triangle d'or », une destination qui pourrait lui valoir le surnom d'opium airways.

Le consortium, initialement franco-italien, puis franco-italo-britannique basé à Toulouse ATR (Avions de Transport Régional) déploie une ingéniosité remarquée pour assister ses clients birmans à commander des avions et obtenir des accords de leasing auprès de banques dont les noms n'ont pas été divulgués. Deux compagnies -Air Mandalay et Yangon Airways- se créent et acquièrent en leasing six appareils ATR 72. Le montage financier est particulièrement opaque, ainsi que l'identité des actionnaires du principal partenaire d'Air Mandalay, la mystérieuse firme singapourienne Techmat holdings(10). D'autres associés étrangers -thailandais et malaisiens, remplacés par la banque May flower- se sont retirés en 1997 De Yangon Airways face aux difficultés de tous ordres qu'ils rencontraient dans la conduite des opérations en Birmanie (il n'est pas rare qu'un avion soit réquisitionné à la dernière minute et sans compensation pour transporter des militaires ou une personnalité du régime) à quoi s'ajoute le fait que le flot de touristes censés remplir les avions ne s'est pas matérialisé.


ASSISTANCE FRANçAISE AU TOURISME BIRMAN

Le tourisme semblait pourtant le secteur offrant des perspectives rapidement prometteuses d'entrée de devises "propres" dans l'économie birmane. Partant d'un niveau proche de zéro; le potentiel de progression est -forcément- considérable. Jusqu'en 1992, les visas étaient délivrés au compte-gouttes, pour une durée maximum d'une semaine. La dizaine de milliers de touristes visitant chaque année le pays saturait ses infrastructures squelettiques. La capitale ne comptait que deux hotels aux standards minimum. Le premier, le Strand, avait connu son heure de gloire entre les deux guerres mondiales, sans avoir été rénové depuis les années trente. Quant au second, il s'agit d'un "cadeau" de la coopération soviétique dans les années soixante.

Comment germa l'idée de décréter la saison sèche 1996-1997 année du tourisme en Birmanie (Visit Myanmar Year)? Les deux versions connues différent simplement sur le souffleur de cette initiative au général Kin Nyunt, chef du renseignement militaire et au général Kyaw Ba(9), ministre du tourisme et des hôtels. Ce dernier, ancien chef du Northern command, basé à Myktynia, (la capitale de l'Etat Kachin) touchait pendant des années de juteux pourcentages sur les trois branches de l'activité de sa région: "le vert, le brun et le blanc" ; sont ainsi désignés le jade, le tek et l'héroïne. (son collègue Tun Kyi, le ministre du commerce reçu à Paris est célèbre pour sa "bannière": "rouge -pour rubis (11) -, brun et blanc".). De par son expérience précédente, le général Kyaw Ba est perméable aux nécessités du recyclage de l'argent de la drogue, rendues plus aigües par la montée en puissance des protestations internationales contre le SLORC, qui commencent, au début de 1995, à intégrer l'argument "narco", repris en force par la diplomatie américaine l'année suivante.

Quel qu'en ait été l'inspirateur original, qu'il ait -ou non- été lancé lors d'un cocktail à l'ambassade de France, le slogan "visit Myanmar year" fait son chemin. Pour emporter l'adhésion des différentes factions du SLORC -dont certaines sont viscéralement hostiles à l'accueil en nombre d'étrangers- des cautions internationales, en l'occurence française, à cette campagne publicitaire s'avèrent souhaitables. Deux voyagistes français, Exotissimo et Asia, pionniers des tours en Birmanie, dont les directeurs sont des hôtes fréquents de l'ambassade française, trouvent la solution: Organiser à l'occasion du salon mondial du tourisme, qui se tient chaque année en mars à Paris, un coup de Pub, favorisant le décollage du tourisme birman.

Les organisateurs du salon, qui n'ont rien à refuser à la FNAV (Fédération Nationale des Agents de Voyage) elle-même « noyautée » par la poignée de ses membres opérant en Birmanie, approuvent l'initiative et décident de lancer au salon 1996 les prix Gulliver. Pour donner un gage de sérieux et d'impartialité à l'attribution de ces récompenses, l'Association des journalistes professionels du Tourisme (AJPT) est mise à contribution: ses adhérents constituent le jury chargé de départager les candidats. Il ne s'agit pas d'élire un pays, La Birmanie -malgré ses atouts touristiques incontestables- ne saurait être lauréate pour d'évidentes raisons liées à ses piètres performances dans le domaine des droits de l'homme, mais de primer un circuit. Par une étrange coïncidence, au moment de l'annonce du palmarès, le ministre du tourisme Kyaw Ba, au cours d'un opportun transit à Paris, accompagné de son ambassadeur, visitait le stand de l'agence ASIA, lorsque celle-ci s'est vue décerner, pour un programme de voyage original passant par la Birmanie, le "Gulliver de la découverte".

Dès le lendemain, l'ensemble des medias officiels de Rangoon titrait en Une: "La France, pays des droits de l'homme, a décerné au Myanmar son grand prix de tourisme, le Gulliver d'or". Pendant près d'un an, l'année du tourisme en Birmanie fut littéralement, pour la propagande du SLORC, parrainée par la France. Cet enthousiasme officiel est finalement bien naturel. Jamais depuis son avènement, le SLORC n'a pu, nulle part se targuer d'une quelconque distinction.

Interrogé sur cette notoriété inespérée des prix Gulliver, le président de l'APJT, quelque peu embarrassé, s'est abrité derrière d'« inévitables cafouillages » dûs à cette innovation, pour affirmer qu'il n'y avait pas eu de vote, mais que cette année il avait fallu se contenter d'une sorte d'auto-désignation par les voyagistes...

Les principaux magazines de voyage orchestrent à leur manière cette « année du tourisme en Birmanie ». Contrairement à leurs homologues anglo-saxons, ils se gardent de toute remarque déplaisante pour le régime, s'abstiennent de mentionner l'appel au boycott lancé par Aung San Suu Kyi, motivé par les expulsions de population et le recours systématique aux travaux forcés pour préparer le terrain à l'arrivée des touristes...Ces grands medias, relayés par quelques émissions de télévision peignent un tableau idyllique de la Birmanie des généraux. Le titre de l'un de ces reportages: « dans la féérie birmane », avec des truismes comme: « Coupée du reste du monde depuis près de cinquante ans, l'énigmatique Birmanie commence à s'ouvrir. Ce fabuleux pays, rebabtisé Myanmar, a su garder intactes ses traditions millénaires » Après un tel matraquage, il n'est pas étonnant que de tous les touristes occidentaux à se rendre en Birmanie en 1996-97, les Français aient été les plus nombreux.


INVESTISSEMENTS HOTELIERS ET BLANCHIMENT

L'industrie hotelière dans certains pays en voie de développement présente un double avantage: la construction de l'hotel, puis son exploitation constituent deux moyens simples de blanchir des fonds d'origine douteuse. Une activité fort répandue en Thailande durant le boom des années soixante-dix et quatre-vingt: il n'est pas nécessaire, pour un ressortissant, de justifier l'origine des fonds employés pour acquérir -ou construire- un bien immobilier et il n'est pas indispensable d'avoir des clients dans son hotel pour verser les bénéfices de leur séjour à sa banque.

Ce besoin de blanchiment est ressenti en Birmanie au début des années quatre-vingt-dix, quand monte le flot des révélations sur la narcoisation de la dictature, aprés que les accords de cesser-le-feu avec les Wa aient commencé à produire leurs effets: flux d'argent de la drogue venant irriguer le peu d' activités économiques existant à Rangoon et Mandalay. Ces pratiques ont été en s'accentuant jusqu'au sommet atteint en 1996 lors de la prétendue reddition de Khun Sa, qui a aiguilloné l'activisme de la diplomatie américaine contre le SLORC. Cette situation n'est pas étrangère au lancement de "l'année du tourisme en Birmanie" et a permis à ses promoteurs de faire "avaler la pilule" à quelques généraux du SLORC particulièrement attachés à la fermeture du pays et à son refus de délivrer des visas touristiques de plus d'une semaine.

Très à la mode dans le tourisme franco-birman, les "joint venture" ou sociétés mixtes alliant capitaux birmans et pourvoyeurs de clientéle potentielle étrangère se sont multipliés dans la perspective de l'année du tourisme. Qu'il s'agisse des deux mastodontes rattachés au groupe Kuok, le Traders et le Shangri-La, du groupe Accor ou des plus modestes hotels construits par deux voyagistes français, toutes ces opérations appellent la même question: l'origine réelle des fonds investis par la partie birmane. Pour la famille Lô, partenaires de M. Kuok, fortune et notoriété ont une commune origine: Leur implication ancienne dans le trafic de drogue, quelle que soit la vigeur de leurs démentis, appartient à l'histoire.

D'où peuvent bien provenir les capitaux d'un major de l'armée birmane à la retraite? (associé d'un voyagiste français dans un hotel à Rangoon). Sûrement pas de sa solde. En revanche, rares ont été les officiers en poste dans le Nord et le Nord-Est du pays, qui n'ont pas, à un moment ou un autre, bénéficié des largesses de trafiquants de drogue, notoires ou non.

l'investissement dans le tourisme en Birmanie est de loin l'outil de blanchiment le plus souple et le plus facile à mettre en oeuvre. Au niveau de l'Etat, il permet de présenter des comptes devises en ordre, plus de devises d'origine inconnue, elles proviennent désormais des dépenses effectuées par les touristes, sans qu'aucun contrôle puisse démentir cette assertion. Pour les investisseurs birmans, une opération d'autant plus avantageuse, qu'elle se déroule avec un partenaire "respectable" comme un voyagiste européen, ce qui valorise l'affaire et interdit toute question sur l'origine des fonds. L'associé étranger n'est pas non plus lèsé: existe-t-il un plus bel instrument d'évasion fiscale qu'un investissement en Birmanie évaluable selon les besoins aux différents cours du Kyat?

Autre avantage lié au tourisme: l'image. Un régime bénéficiant du label de destination de l'année ne saurait être le goulag tropical financé par l'argent de la drogue décrit par ses adversaires. Il dédouane ainsi ceux qui, à Paris, Tokyo, Bangkok ou ailleurs militent pour une normalisation des relations avec le SLORC et surtout la reprise de l'aide internationale, source de profits pour les firmes "amies" qui obtiendraient alors des contrats financés pour développer les infrastructures cruellement défaillantes du pays.


NOTES

(1) Des analyses fines des finances du SLORC établissent que les revenus du gazoduc ont été largement hypothéqués bien avant la pose du gazoduc. Le SLORC a déjà encaissé -et dépensé à son seul profit- une bonne part de ce qui devrait, selon les défenseurs de ce projet, "bénéficier à la population birmane". Cette opération aurait également couvert une vaste manipulation financière de blanchiment avec de multiples complicites bancaires internationales.

(2) Cette sanction est renouvelée le 6 octobre 1997 par le conseil des ministres européens. Le 12 septembre 1997, deux firmes juridiques américaines: Bois & Schiller de Washington. DC et Kaye, Scholer Fierman Hays & Handler de Los Angeles, prétendant agir au nom du gouvernement français -le Quai d'Orsay semble tout ignorer de cette démarche- ont fait parvenir une lettre à la cours fédérale de Los Angeles pour souligner que la France «croit que le développement économique contribuera à la libéralisation et à la démocratisation de pays comme la Birmanie » (voir chap diplomatie pétrolière) et prie la cour d'écarter TOTAL de la procédure.

(3) Lors d'une visite officielle à Singapour en 1996, précédant le sommet de Bangkok, M. Lee Kuan Yew accueillit le président Chirac en déclarant: "vous êtes l'un des nôtres, notre compréhension mutuelle est exceptionnelle..."

(4) M. Mahathir, premier ministre malaisien, était l'unique invité personnel à la tribune d'honneur du président Chirac aux cérémonies du 14 juillet 1997.

(5) Selon une analyse en vogue dans certains milieux du renseignement, cités par « le monde du renseignement » de septembre 1997, les approvisionnements en héroîne des toxicomanes européens, en provenance essentiellement du « croissant d'or » (confins Afghanistan-Pakistan) depuis les années 80, seront progressivement remplacés par des arrivages en provenance de Birmanie pour une série de raisons géopolitiques liées à des analyses sur l'évolution de la situation en Afghanistan.

(6) a été utilisé dans ce montage, diffusé sur les antennes de RFI le 20/11/96 un enregistrement tronqué de Anne-Christine Habbard, co-auteur du rapport de la FIDH publié en octobre 1996 "La Birmanie, TOTAL et les droits de l'homme, dissection d'un chantier" op cité, (Voir supra)

(7) Le général Tun Kyi, avant sa nomination au ministère du commerce, fut pendant des années le patron du "central command" à Mandalay. Il s'y est illustré par sa brutalité et son avidité, aucun commerce -licite ou non- ne fonctionnait dans le centre historique du pays, sans lui verser de substantiels pourcentages. Il touchait sur le riz, le tek, le jade et les pierres précieuses, et surtout l'héroïne cf la dépêche internationale des Drogues N° 20 et Far eastern Economic Review nov 93. Sa désignation à un poste technique donne une idée assez juste du niveau de compétences moyen des ministres du SLORC. C'est à cet "expert" que le CNPF a réservé un accueil empressé. En novembre 1997, il fait partie de la poignée de ministres du SLORC qui ne sont pas repris dans sa nouvelle incarnation, le SPDC. Selon des analyses publiées par les agences de presse internationale -AP, Reuters, AFP- son degré de corruption, supérieur aux normes du régime, serait la cause de son éviction -et de son assignation à résidence. en janvier 1998, sa fille a clandestinement quitté la Birmanie pour la Thailande.

(8) voir infra, chapitre « une french Slorc Connection? » qui développe une tentative de recyclage de réseaux français actifs en Afrique cherchant à se redéployer chez le SLORC

(9) Le général Kyaw Ba a subi exactement le même sort que son collègue Tun Kyi, voir note (6). Une étrange malédiction s'abat sur les ministres du SLORC que les grandes figures de la communauté française en Birmanie se sont ingéniées à faire recevoir officiellement en France. Paris est la seule capitale occidentale à avoir déroulé le tapis rouge pour des ministres du SLORC, qui ont été reçus ouvertement jusqu'en septembre 1996, date de la décision de l'Union Européenne de ne plus accorder de visas aux membres du SLORC et à leur famille, pour protester contre la poursuite de graves violations des droits de l'homme. Selon des sources dignes de foi, des visites de hauts responsables du SLORC en France ont continué après cette décision européenne, sous la forme de transits prolongés.

(10) Techmat Holdings a une filiale, Defmat holdings, impliquée en 1993 dans le contournement de l'embargo sur les ventes d'armes décrété par l'Union Européenne contre la Birmanie du SLORC. Une firme d'état portugaise, Industrias Nacionais de Defesa avait vendu à cette entreprise singapourienne des cargaisons d'obus de mortiers et de mines qui ont été livrées à l'armée birmane. A l'époque, il n'avait pas été exclu que des généraux birmans soient les actionnaires majoritaires de Techmat holdings. L'origine des capitaux de cette firme reste mystérieuse.

(11) - Les célèbres mines de Mogok, où sont extraites les rubis "sang de pigeon" -les plus précieux- sont situées dans le ressort du "central command", de Mandalay, commandé pendant des années par Tun Kyi.



UNE FRENCH-SLORC-CONNECTION?

Seule une poignée de personnalités françaises est en mesure d'impulser le jeu d'une carte birmane à Paris. Le premier -et le seul à s'y risquer du temps de la « voie birmane vers le socialisme »- fut Jean Riboud, le défunt patron de la société multinationale Schlumberger, une des seules présentes en Birmanie à cette époque. De par son rôle incontournable dans le secteur parapétrolier, il avait noué des relations personnelles avec le général Ne Win et sut convaincre, en 1984, son "ami" Charles Hernu, ministre socialiste de la défense, de cautionner une discrète visite privée en France du chef birman. depuis les années 70, l'homme fort de la Birmanie venait chaque été en Europe rendre visite à ses « amis » Franz Josef Strauss, ministre président de Bavière et le joailler genevois Borys Zalcmann (1).

Pour les autorités françaises, une discrète visite privée signifie aucun protocole. Quand l'avion du général atterrit au Bourget, deux gendarmes motocyclistes seulement escortent les voitures de l'hôte et de sa suite jusqu'à leur hôtel dans la grande banlieue Nord de Paris. Déjà indisposé par la maigreur de son escorte, Ne Win découvre avec stupeur que seule une aile lui est réservée, le reste du bâtiment hébergeant d'ordinaires touristes. Indigné par un tel affront, refusant les excuses que s'apprêtaient à lui présenter le ministre français et le patron de Sclumberger, le général birman décide de prendre la route sans délai pour l'étape suivante, la Bavière.

Cet incident diplomatique dont aucun media n'a rendu compte, a filtré grâce à une retombée inattendue de ce fiasco: l'ambassadeur birman en France, qui risquait de payer cher ce « ratage de l'hospitalité française », était tenu d'accompagner son chef d'état en Allemagne. Or il avait sur lui les clés du coffre de la chancellerie contenant un lot de passeports à rendre, revêtus du visa birman, à un groupe de touristes partant le lendemain pour Rangoon via Bangkok. Le voyagiste s'efforce encore de faire jouer la clause de force majeure auprès de ses assureurs...

Depuis l'avènement du SLORC, les contacts franco-birmans débouchent sur des contrats, parfois délicats à gérer. Une firme française fabricant du matériel industriel civil, avait remporté une sorte d'appel d'offres stipulant la livraison et le montage d'une installation en Birmanie. Début 1991, pour s'assurer de l'exécution du contrat (règlement à la livraison -Cash on delivery), exceptionnel pour des montants de cette importance -six millions de dollars-, le directeur se rend à Rangoon encaisser sa facture. A sa surprise, il lui est annoncé par son client birman -une société d'état- que, puisque l'industriel français refuse la compensation, c'est à dire recevoir en échange de sa marchandise, sa contre-valeur en billes de tek ou en cargaisons de riz, une bonne part du règlement ne peut s'effectuer qu'en liquide, essentiellement en coupures de cent dollars. Pris de court, se voyant noyé dans un océan de billets de banque intransportable, dont il ne pourrait même pas vérifier l'authenticité, dépourvu de machine à compter les billets, le directeur français demande l'assistance de son siège. Il est finalement mis en rapport avec un banquier singapourien disposé à venir prendre en charge l'opération moyennant une commission substantielle et l'affrêtement d'un jet privé pour emporter à Singapour la comptée. A charge pour l'industriel, afin d'éviter toute contestation ultérieure, d'assister, avec son client, au comptage des billets.

Cette affaire, qui s'est, somme toute, bien terminée, suscite en France des convoitises birmanes, après que certains aspects, amplifiés par la rumeur, se soient propagés à Paris. Voilà un pays au vaste potentiel, qui parvient à obtenir du cash dans des conditions particulières, mais dont les maitres militaires ne semblent pas maitriser les subtilités des circuits financiers internationaux. Leur méfiance et leur goût exacerbé du secret semble aussi leur interdire le recours aux facilités offertes par les réseaux traditionnels de la région. Un comportement qui n'est pas tout à fait irrationnel: la quasi-totalité de ces liquidités hors circuit bancaire a une origine qu'il convient de taire: le produit de la vente d'héroïne, dont la Birmanie est le premier exportateur mondial. Cette spécificité financière du SLORC s'avère un facteur d'agrégation d'un réseau d'affaires français.


UN RECYCLAGE NECESSAIRE

La chute du mur de Berlin, la disparition du rideau de fer, l'effondrement de l'URSS et de la menace que ce pays était censé faire planer depuis son avènement sur «l'occident » provoque une cascade de révisions déchirantes, particulièrement douloureusement ressenties en France, un pays qui se flattait, depuis les prises de positions fracassantes du général de Gaulle, de jouer un rôle éminent dans la rivalité entre les deux blocs. Sur le continent africain, Paris, avec l'accord tacite de Washington, et sans opposition trop accentuée de Moscou, faisait fonction de gendarme et entretenait, avec ses anciennes colonies toutes sortes de relations, assurant sa prééminence dans son «pré carré », le socle de sa stature de grande puissance.

Le maintien de l'influence française reposait notamment sur un entrelacs de relations personnelles tissées entre les «élites africaines» et nombre de diplomates, hommes d'affaires, coopérants, militaires français.... plus ou moins chapeautés et adoubés par Jacques Foccart, une figure mythique, ancien secrétaire général pour les affaires africaines et malgaches, à l'Elysée sous de Gaulle, puis Georges Pompidou. Son rôle, moins direct pendant les présidences Giscard d'Estaing puis Mitterrand, avait semblé connaitre un fragile -en raison de son âge avancé- retour de son éclat lorsque Jacques Chirac fut appelé à Matignon pendant la cohabitation 1986-1988. L'élection présidentielle de 1995 ne pouvait plus produire qu'une dernière étincelle, déjà évanouie avant le décès de Jacques Foccart, en mars 1997.

L'après-guerre froide, plus encore que la disparition des grandes figures de ce que feu le président de côte d'Ivoire Félix Houphouet-Boigny appelait la Françafrique, condamne un système archaïque, qui n'avait ni sorti l'Afrique de son sous-développement endémique, ni porté remède aux maux des jeunes états issus de l'empire colonial, mais qui avait, pendant trente ans, assuré carrières et confortables revenus aux adhérents, tout en alimentant généreusement les caisses noires de bien des formations politiques. Les plus lucides des participants à ce système de réseaux, qui constituait l'ossature de la françafrique, ont vu venir sa fin et, en son sein comme à sa périphérie, des individus et des équipes souhaitent tirer leur épingle d'un jeu à bout de souffle en cherchant à se redéployer hors du continent.

Dans cette optique, la Birmanie du SLORC offrait des perspectives tentantes pour une équipe bénéficiant sur place de quelques poissons pilotes. L'intégrisme autarcique du général Ne Win n'avait laissé aucune puissance économique s'implanter dans le pays, vierge de tout développement, dépourvu d'infrastructure autre que celles laissée par le colonisateur britannique.... A l'instar de certaines contrées africaines, sévirait en Birmanie une forme de tribalisme guerrier. Enfin un remarquable potentiel de ressources naturelles, dont des gisements encore inexploités d'hydrocarbures permet de présenter le « package » birman sous un jour séduisant à des décideurs économiques parisiens.

La figure la plus emblématique des velleités d'engagement français en Birmanie est sans conteste l'ancien ministre de la coopération Michel Roussin, qui préside depuis son entrée dans le privé le comité Afrique du CNPF. La fréquence de ses séjours en Birmanie -au moins quatre entre 1996 et 1997- soulève des interrogations auxquelles la modicité de l'unique chantier de la firme -SAE International- qu'il dirige, n'apporte pas de réponse plausible. Dès sa première visite, en juin 1996, M. Roussin sollicite et obtient une série de rendez-vous avec les généraux importants du SLORC, dont le chef du renseignement militaire, Khin Nyunt. Lors des séjours suivants, ses contacts avec la haute nomenklatura militaire se répètent sans que ses efforts aient la moindre répercussion sur les activités de sa firme, qui aurait même dû abandonner fin septembre 1997, sans la terminer, en raison de la crise financière en Asie du Sud-Est, la construction de l'hotel Sofitel de Rangoon.

Quelles sont les motivations birmanes de l'ancien directeur de cabinet de M. Alexandre de Marenches, directeur du SDECE (de 1970 a 1981), l'ancêtre direct de l'actuelle Direction Générale de la Sécurité Exterieure? Pour préparer son premier séjour à Rangoon, M. Roussin avait mis en avant ses fonctions de chef de cabinet de l'ancien maire de Paris Jacques Chirac pour proposer de porter des messsages entre responsables de haut niveau... Espèrait-il créer, avec les chefs birmans le type de liens qui ont caractérisé depuis les indépendances, les relations franco-africaines?

Dans la conduite de sa démarche birmane, M. Roussin peut sans nul doute compter sur l'assistance du français (2) le mieux en cours auprès des maitres galonnés du pays, un ex-fonctionnaire, attaché à l'ambassade de France en Thailande pendant les années 80, où il représentait, ainsi qu'en Birmanie, l'organisme de renseignement dans lequel M. Roussin exerça d'éminentes responsabilités.

Au début des années 90, Epsilon quitte ses fonctions officielles pour se muer en homme d'affaires et s'établit à Rangoon, où, par privilège exceptionnel (aucun étranger ne peut acquérir de bien immobilier en Birmanie), il devient propriétaire d'une belle résidence jouxtant celle du général Khin Nyunt. Il s' associe à d'anciens responsables du renseignement militaire birman dans une société de consultants, qui dispose de bureaux dans un immeuble appartenant à l'une des filles du général Ne Win. Selon des sources qui ne peuvent être citées, Epsilon aurait été fait, de la main du général Ne Win, en remerciement pour services rendus(3), citoyen birman, un cas unique dans les annales du xénophobe régime militaire... Parallèlement, il développe en Birmanie les activités d'une société à vocation multiple, dont l'antenne française, durant la periode 1990-1994, était sise dans les locaux de la Brenco(4), avenue Montaigne à Paris.

Son rôle de consultant aurait, selon des sources dignes de foi, été déterminant dans l'évaluation que fit la compagnie pétrolière TOTAL(5) du risque birman. Qui, mieux qu'Epsilon, de formation militaire, est à même de mesurer la menace que la résistance Karen représente pour le chantier du futur gazoduc?

Epsilon ajoute à ses compétences une activité forestière, qui lui donne un accès régulier à la partie encore boisée de l'état karen, aux confins des sanctuaires de la Karen National Liberation Army (KNLA). Cette nouvelle corde à son arc le place aux premières loges pour assister au lancement, en 1994, de la manoeuvre qui aboutira, un an plus tard, à la chute du quartier général de la résistance, la base puissament défendue de Manerplaw. Ne parvenant pas à écraser militairement les Karen, les chefs birmans fabriquent de toute pièce une organisation dissidente, la Democratic Karen Buddhist Army (DKBA) et placent à la tête de cette entreprise un moine à leur dévotion, U Thazana, auquel sont attribués de gros moyens financiers. Ce moine, apparemment de bonne foi, prenant conscience du rôle que le SLORC lui faisait jouer, s'est retiré dans un monastère...

Les difficultés financières de la résistance karen, conséquence de la montée en puissance de l'armée birmane et du retournement thailandais, exacerbent les pénuries et favorisent l'émergence d'un clivage entre certaines élites christianisées depuis des générations et une population karen restée bouddhiste, démoralisée par les exactions récurrentes de l'armée birmane. La DKBA est censée récupérer ceux qui se sentent abandonnés par leurs chefs traditionnels et prétend offrir une alternative -qui s'avèrera illusoire- à ceux, lassés de soutenir une résistance qui n'est plus en mesure de les protèger, mais ne se résolvent quand même pas à trahir en ralliant directement le SLORC. Des perspectives de promotion alléchantes ont eu raison du patriotisme de quelques officiers officiers karen déçus par la conduite des opérations. C'est ainsi que la troisième brigade de la KNLA, qui tenait le secteur nord des défenses de Manerplaw en 1995, se rallia à la DKBA et permit au SLORC de prendre la base. Certains de ces officiers, rencontrés ultérieurement dans des camps de réfugiés à la frontière thailandaise, reconnaissent amèrement leur aveuglement et leur naïveté. Souhaitant l'émergence d'une troisième force susceptible de négocier, ils ont précipité un succès du SLORC et facilité un nettoyage ethnique dont ils sont eux-mêmes victimes.

Cette victoire de l'armée birmane coïncide avec un intense développement de la branche forestière des activités d'Epsilon, qui s'attache les services de six français(6), implantés en des lieux stratégiques en zone karen. Le surcoût représenté par l'emploi d'expatriés censés faire tourner des scieries, alors que des techniciens philippins, thailandais, malaisiens, ou birmans seraient parfaitement compétents pour des charges salariales très inférieures, laisse supposer que l'indutrie du bois fournit une couverture pour d'autres activités, comme un suivi au jour le jour de la situation en zone karen. L'expérience a montré combien la hiérarchie militaire birmane a tendance à surévaluer et anticiper ses résultats -la chute de Manerplaw était tenue pour acquise en 1992- un optimisme incompatible avec la saine gestion de la sécurité du chantier de la partie terrestre du gazoduc.

La polyvalence des missions remplies par Epsilon gagne le secteur, délicat en Birmanie, des relations publiques. Surprenante à plus d'un titre, l'émission Reportage de Radio-France-Internationale diffusée le 16/4/97 ouvre sur les déclarations d'un homme d'affaires français établi à Rangoon chantant les louanges du SLORC, un régime par lequel «la modernité entre enfin en Birmanie». Argument de tête: des voitures roulent enfin dans les rues de la capitale birmane, et signe indubitable de progrès, des embouteillages se forment a quelques carrefours aux heures de pointe. Ce chef d'entreprise(s) avait guidé le séjour de la journaliste censée juger sur place de l'étendue des progrès réalisés dans le pays par un régime, selon lui, injustement décrié. Epsilon, soucieux du détail organise une interview -qualifiée d'exceptionnelle- du secrétaire N°1 du SLORC, le général Khin Nyunt, chef des services secrets militaires et l'accompagne chez un responsable de l'opposition démocratique, vice-président de la NLD, U Tin Oo.

La semaine suivante, à la fin avril 1997, une délégation du gouvernement birman en exil (issu des elections remportées par la NLD en 1990) en visite à Paris, dirigée par le premier ministre, le Dr Sein Win, s'étonne auprès de ses interlocuteurs au ministère des affaires étrangéres et au parti Socialiste, du soutien sans faille apporté au SLORC par une équipe d'anciens membres des services secrets français dont il nomme MM. Roussin et Marchiani. Evoquant leur rôle présumé dans des livraisons d'armements au financement lié à la drogue, il demande une clarification sur cette "French-SLORC-Connection", ses liens avec la compagnie TOTAL et la position du gouvernement français.


NOTES

(1) Borys Zalcmann a découvert la Birmanie en 1962, à la nationalisation de l'exploitation et de la commercialisation des pierres précieuses. Il y est vite devenu le principal opérateur en rubis et passe pour gérer les avoirs suisses de la famille Ne Win, dont il serait le prete-nom, notamment pour une superbe propriété riveraine du lac Léman. un diplomate transfuge birman a précisé que la valise diplomatique est ouverte par M. Salcmann avant d'être remise à l'ambassadeur... (in les dossiers du Canard: la Suisse)

(2) Pour alléger la relation des faits liés à ce personnage, il est affublé du surnom "epsilon".

(3) Il est chronologiquement établi que c'est nécessairement pendant sa periode d'activité comme fonctionnaire français qu'Epsilon, en relation professionnelle pendant de longues années avec ses homologues birmans, a rendu tout ou partie des services qui lui ont valu l'estime et la gratitude des plus hauts responsables militaires de Rangoon. Dans la gamme de ses prestations de l'époque , figurait le suivi des activités des guerillas en lutte contre le régime Ne Win. Plusieurs responsables d'ONG en contact avec des rébellions birmanes au cours des années 80 se souviennent de ce fonctionnaire extrêmement désireux de rencontrer personnellement chez eux des chefs rebelles. (Certains dirigeants militaires de minorités ethniques birmanes, qui avaient mis à l'abri leurs familles en Thailande, souvent dans la capitale du Nord, Chiang Mai, leur rendaient visite en permission, entre deux opérations. Leurs séjours en Thailande n'étaient pas nécessairement très légaux, et ils prenaient de multiples précautions pour ne pas être repérés, et ne pas ainsi devenir des cibles faciles pour des tueurs agissant pour le compte de factions rivales....ou du régime de Rangoon). Epsilon proposait généreusement de favoriser -via la valise diplomatique- l' entrée en Thailande de médicaments ou autres fournitures humanitaires, un moyen d'échapper aux tracasseries administratives thailandaises auquel peu d'ONG pouvaient résister. La seule contrepartie, en apparence peu compromettante, étant d'être introduit auprès des bénéficiaires birmans de cette assistance humanitaire. Ce manège finit par éveiller quelques réticences quand la remise de colis était longuement reportée, juqu'au retour en Thailande de tel haut responsable d'une rébellion, alors que ses lieutenants étaient parfaitement habilités à recevoir ces colis, attendus depuis longtemps. Dans au moins deux cas, des assassinats non élucidés ont été perpétrés au domicile des bénéficiaires de ces dons, quelques semaines après leur remise.

(4) La société Brenco, animée par MM. Falcone père & fils, très proche de M. Jean-Charles Marchiani, s'est illustrée en Angola à partir de 1994, dans la fourniture d'armements ex-soviétiques au gouvernement de Luanda, en contrepartie de l'attribution au pétrolier ELF d'un gisement prometteur. Selon nos sources, la nébuleuse Brenco et sa branche birmane ont été le pivot d'un montage financier ayant permis au SLORC, en 1991-92, d'acquérir 24 hélicoptères de deuxième main, rénovés en Pologne pour un montant avoisinant soixante millions de dollars. Cette opération était censée être financée sur les versements -pour accès aux données du gisement & "bonus fees"- qui, selon le porte-parole de TOTAL étaient de 15 millions de dollars. Les quarante-cinq autres millions ne peuvent provenir que de rentrées de devises "inavouables" , le produit de la vente d'héroïne ayant transité par des comptes anonymes gérés par une banque Singapourienne. MM. Falcone et Marchiani* ont toujours démenti avoir séjourné en Birmanie, alors qu'une source digne de foi affirme les y avoir vus, cornaqués par Epsilon, dans le hall de l'Inya lake hotel, en 1991. Selon un autre témoignage, une délégation birmane mixte (civile et militaire) en route pour finaliser en Pologne cet achat d'hélicoptères, était accompagnée par Epsilon au départ de Rangoon et prise en charge à Paris par les responsables de Brenco, qui l'ont accompagnée à Varsovie.

* le quotidien Le Monde, du 6/4/97, dresse un portrait de M. Jean-Charles Marchiani, à l'époque préfet du Var. Dans l'encadré intitulé "Un familier des services secrets gaullistes" on lit: " (...) son image s'assombrira encore davantage, cinq ans plus tard (en 1974), on reparlera de lui après l'arrestation de Roger Delouette par les services américains pour trafic de drogue. En échange de sa liberté, Delouette livre le nom de son contact au sein du SDECE, qui n'est autre que....M. Marchiani (...)". L'affaire Delouette, est considérée comme un des derniers avatars de la célèbre « French Connection »

(5) TOTAL a toujours démenti avoir eu recours à des consultants exterieurs, et affirme, pour ses opérations en Birmanie, ne traiter qu'avec son partenaire MOGE (Myanmar oil & Gas enterprise).

(6) Les Français bénéficient d'un a priori favorable auprès des Karen,car durant la décennie 80, de jeunes cyrards se sont portés volontaires, pour des raisons diverses, comme instructeurs de la KNLA. Deux d'entre eux au moins sont morts au combat face à l'armée birmane.



POSTFACE


UN ENGAGEMENT DESTRUCTEUR

"Ceux qui n'avaient pas prévu la crise asiatique l'année dernière sont revenus". Ainsi sont accueillis, dans un dessin du journal "Le Monde", les experts et hommes d'influence venus à Davos assister à la session 1998 du "Forum économique mondial".

La plupart des hôtes de la station suisse n'avait en effet manifesté aucune réserve sur la solidité de la Roupie indonésienne, du Won sud-coréen ou du Baht thailandais. Plus généralement, ces spécialistes n' avaient, lors des sessions précédentes, pas tari d'éloges sur le "modèle asiatique" de développement, qui permettait aux tigres et autres dragons de maintenir durant plus d'une décennie des taux de croissance économiques proches de dix pour cent. Rien n'avait altéré la confiance des décideurs économiques, des banquiers internationaux , qui ont, jusqu'à la mi-1997 accordé sans hésitation de volumineux crédits aux états et surtout aux entreprises de la région.

L'éclatement, à partir de l'été 1997, de ce qui a été qualifié, a posteriori, de bulle spéculative asiatique, autorise quelques interrogations et met en lumière deux coïncidences.

Rétrospectivement, avant que n'éclate la crise financière, l'Asie du Sud-Est a été marquée durant l'année 1997, par deux évènements qui ont, de manière non négligeable, sapé la confiance que globalement cette région inspirait, Aussi bien la confiance des populations dans la compétence de leurs instances dirigeantes, que celle des investisseurs sur la crédibilité des politiques engagées par les états.

Le Sud-Est asiatique, en tant qu'ensemble géographique, a été touché par une catastrophe écologique d'une ampleur encore indéterminée. Des incendies incontrôlés, causés par l'homme, des exploitants de plantations, ont ravagé d'immenses territoires sur l'archipel indonésien. Des fumées suffoquantes ont stagné pendant des mois sur de grands centres urbains; en Malaisie, à Singapour, dans l'ile de Sumatra, à Bornéo, des milliers de personnes hospitalisées pour difficultés respiratoires...Par manque de visibilité, des aéroports internationaux sont fermés, des avions s'écrasent au sol, des bateaux s'abordent dans le détroit de Malacca, toujours à cause de ces fumées d'incendies, que seule une mousson tardive finit par dissiper.

Les autorités indonésiennes ont réagi avec retard, sans moyens et sans résultat; une contreperformance telle que le chef de l'Etat, le général Suharto, s'est trouvé dans l'obligation sans précédent de présenter les excuses de son pays aux gouvernements et aux habitants de la région. Une sécheresse inhabituelle, attribuée au gonflement exceptionnel -quoique cyclique- d'un courant marin, surnommé nino, au large du Pérou, a démontré, pour paraphraser Andersen, que « le roi est nu ».

La région la plus dynamique du monde s'avère impuissante à protéger son environnement naturel, comment aurait-elle évalué les malfaçons de ses structures économiques et financières, alors que les gurus de Davos la citaient en exemple?

Sur la scène politique, l'ASEAN (Association des Nations du Sud-Est asiatique), pour célébrer son trentième anniversaire, prétend réaliser le rêve de ses fondateurs: regrouper l'ensemble des pays de la région dans une même entité. L'association décide donc d'accueillir en 1997 la Birmanie gouvernée par le SLORC.

Ce régime est à tous égards une caricature. Son économie cumule les défauts -opacité financière, népotisme, corruption généralisée, incompétence gouvernementale- maux perçus a posteriori comme responsables de la débâcle asiatique. L'entité régionale, affichant sa volonté de se lester d' un tel «boulet», s'identifiant à ce régime, s'est elle-même «plombée».

En outre, cet élargissement de l'ASEAN à la Birmanie, s'est fait contre l'avis des Etats-Unis, de l'Union Européenne, et des ONG militant pour les droits de l'homme. Avant de prendre des sanctions contre la Birmanie, en avril 1997, le président Clinton s'était rendu en visite officielle en Thailande. Il y qualifie publiquement la Birmanie de « premier producteur mondial d'héroïne et d'opium » et ajoute: « le rôle des drogues dans la vie économique et politique birmane ainsi que le refus du régime d'honorer ses propres engagements sur le respect de la démocratie sont réellement les deux faces d'une même pièce ». Les medias internationaux braquent leurs projecteurs sur ce pays, mettant en évidence, à une échelle inédite, les spécificités de la dictature en place à Rangoon. Il en ressort que l'intégration régionale du SLORC, réputé pour son implication dans le trafic de drogues, condamné par les instances internationales pour ses exactions contre ses populations, lui apporte un ballon d'oxygène, une caution, une sorte de légitimation.

A la suite de ce déballage médiatique, le discrédit qui frappe le SLORC rejaillit naturellement sur les membres d'une association qui n'hésite pas à traiter en égal une junte formée de bourreaux trafiquants de drog ue. Sans qu'ils daignent y prendre garde, les dirigeants de l'ASEAN, de leur propre initiative contraints de se déclarer solidaires de leurs homologues du SLORC, sont éclaboussés; l'image de l'ASEAN, automatiquement, se dégrade. La confiance, «mère des investissements» s'évanouit.

Dans ce contexte, les accusations de «spéculer contre les monnaies asiatiques pour punir l'ASEAN d'intégrer la Birmanie», lancées publiquement par le premier ministre malaisien, Le Dr Mahathir Mohammad, contre le financier et philanthrope américain George Soros se retournent contre leur auteur. Le fait que Soros soit hostile au régime birman et à son intégration régionale ne démontre pas son action contre les monnaies de l'ASEAN; en revanche, entendre le pemier ministre de Malaisie lier les difficultés financières et monétaires régionales à l'admission de la Birmanie dans le groupement constitue un stupéfiant aveu: les monnaies des pays de l'ASEAN, selon les déclarations de l'un de ses dirigeants les plus emblématiques, sont fragilisées par l'entrée de la Birmanie...

La multiplicité des paramètres ne permet pas l'estimation du coût global de ce catalyseur de crise financière qu'est devenu l'«engagement constructif» envers le SLORC. Au premier rang de ses promoteurs, certaines compagnies pétrolières ne sont pas à l'abri de cruelles déconvenues. La rentabilité des gisements gaziers birmans dépend d'un unique client...La Thailande en récession a-t-elle vraiment besoin d'un gazoduc installé à grands frais? est-elle encore solvable?

Premières concernées, les populations de Birmanie, se sont massivement et clairement exprimées. Leurs représentants légitimes, par la voix d'Aung San Suu Kyi, se sont dès le début, fermement opposés à ce qu'ils nomment l'«engagement destructeur».

 

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